Longtemps représentées à la télévision comme entièrement dévouées à leurs enfants, les mères de famille semblent décidées, depuis ces dix dernières années, à bousculer l’ordre établi : si la maternité en elle-même n’est encore généralement qu’assez peu questionnée dans les séries – la plupart des personnages féminins finissant tôt ou tard, au cours des saisons, par céder à un irrépressible désir d’enfant, et l’avortement chez une femme adulte n’étant que très rarement évoqué –, la représentation des mères évolue et se diversifie.
Qu’elles soient totalement débordées (Lynette dans Desperate Housewives), tyranniques (Lois dans Malcolm) ou cruelles (Livia dans Les Soprano), qu’elles fassent des choix pour le moins inattendus (Nancy Botwin dans Weeds), partent à la découverte de leur désir (Ruth dans Six Feet Under) ou vivent une double vie (Nurse Jackie), toutes ont en commun de ne pas s’épanouir exclusivement dans la maternité, et toutes sont traversées par un certain conflit entre leur position de mère et leurs attentes individuelles.
Mère de quatre enfants au début de la série, dont trois souffrent de sérieux troubles de l’attention, Lynette Scavo a quitté à contrecœur un poste à responsabilité dans le milieu de la publicité pour se consacrer à leur éducation. Exténuée par des journées plus que remplies, très peu soutenue par son mari qui part fréquemment en voyages d’affaires, Lynette se gave de médicaments et ne rêve que d’une chose : reprendre le travail. Mais les scénaristes de Desperate Housewives jugeront bon de remettre les choses à leur place, et celle d’une femme étant, qu’on se le dise, auprès de ses enfants, la pauvre Lynette devra faire face à un cancer et à une grossesse gémellaire. Angoissée à l’idée de ne pas parvenir à aimer deux nouveaux enfants qu’elle n’a, de surcroît, pas désiré, elle sera ramenée à la raison – et à la maison - par un mari convaincu du contraire. A aucun moment l’éventualité d’un avortement ne sera mentionnée, tant il paraît naturel qu’une femme de cinquante ans mette au monde dans la joie la plus sincère ses cinquième et sixième enfants…
Mère de Francis, Reese, Malcolm, Dewey et Jamie, Lois n’est pas à proprement parler une mère douce et aimante. Autoritaire tendance tyrannique, Loïs ne recule devant aucun châtiment pour se faire respecter de ses enfants, et entre régulièrement dans des colères noires que tous redoutent, y compris son mari, Hal. Un mari par ailleurs dépourvu de toute autorité, qu’elle mène à la baguette depuis plus de seize ans. Mais si Lois n’est pas franchement la mère idéale, son comportement est en grande partie justifié par l’attitude de ses fils : comment garder patience face à des enfants capables de vous faire croire que vous souffrez d’un cancer ? L’épisode « Lois Battles Jamie » (6.08) révèlera une toute autre mère, douce et patiente à l’époque où Francis était encore son seul enfant, mais qui, inquiète de voir son fils se mettre sans cesse en danger, se résoudra à davantage de fermeté pour le protéger de lui-même. Si Lois est, au fond, une mère profondément aimante, elle écorne sérieusement le mythe de l’amour maternel inconditionnel et impose sa loi : ce sera désormais œil pour œil et dent pour dent…
Manipulatrice, menteuse, malveillante et malveillante, la mère de Tony, Janice et Barbara Soprano est un des personnages de série les plus détestables de ces dix dernières années. Mariée pendant de longues années à Johnny Boy Soprano, qu’elle traita toute sa vie comme un moins-que-rien mais porte aux nues depuis sa mort, Livia Soprano fait vivre à ses enfants – et tout particulièrement à Tony -. un véritable enfer. Éternelle insatisfaite, incapable d’amour et traversée par des pulsions infanticides que Tony se remémorera durant son analyse, Livia possède, derrière une apparente fragilité savamment entretenue, une capacité de nuisance redoutable : c’est elle-même qui, aidée de l’oncle Junior, organisera la tentative d’assassinat à l’encontre de son propre fils. Quiconque a vu Les Soprano peut difficilement oublier son sourire machiavélique lorsque Tony, dévasté, viendra lui annoncer qu’il connaît sa responsabilité dans l’histoire. « She’s dead to me », se bornera à répéter celui qui, une fois par semaine, s’allonge dans le cabinet de sa psy pour tenter de réparer le ravage maternel. « Certaines personnes ne sont tout simplement pas faites pour avoir des enfants », déclarera le Dr Melfi, généralement très mesurée dans ses propos ; et c’est le fameux « instinct maternel » qui en prend pour son grade, dans une série où les mères sont sans cesse en conflit entre leurs aspirations propres et le rôle très figé et étriqué que leur attribue le milieu mafieux italo-américain.
A la mort de son mari, Nancy Botwin, sans diplômes et sans revenus, doit faire un choix : conserver son train de vie plus que confortable en se lançant dans une activité illégale ou, option plus « morale » et en tout cas plus attendue de la part d’une mère de famille, chercher un boulot alimentaire pour subvenir aux besoins de ses enfants. Nancy Botwin opte finalement pour la solution «deux en un », et se lance dans le trafic de drogue pour pouvoir à la fois conserver son niveau de vie et faire face à ses responsabilités de mère. Le choix d’une drogue douce, la marijuana, est assez représentatif des limites du degré de transgression accordé à un personnage de mère : si une série comme Breaking Bad autorise Walter White, père de famille tout aussi « respectable » à priori, à se lancer dans la fabrication et la revente de méthamphétamine, il est encore visiblement délicat d’imaginer une telle rupture chez un personnage féminin, mère de famille de surcroît. Skyler White, sa femme, semble certes décidée à mettre de côté ses réticences morales et à s’investir dans le business de son mari, mais elle n’en est pas l’instigatrice. Ce qui, symboliquement, change clairement la donne…
Si les personnages féminins ont gagné en complexité, capables du pire comme du meilleur, et suivent aujourd’hui le chemin emprunté par des types comme Vic Mackey (The Shield) ou Tony Soprano, l’évolution est tout de même à relativiser. Prenons le personnage de Jackie Peyton, infirmière et maman de deux petites filles : harassée par son boulot, accroc à la Vicodin (entre autres), infidèle et forte en gueule, elle partage vraisemblablement un certain nombre de travers avec House ; un côté obscur aussitôt compensé par son amour pour ses filles et sa position même d’infirmière : loin d’être, à l’image de House, une technicienne froide et misanthrope, Jackie est censée incarner l’écoute et l’empathie, l’humanité contre la science. Et si elle se permet certains écarts éthiques et moraux, ce n’est que pour mieux prendre au riche pour donner au pauvre (la jeune veuve sans chaussures du premier épisode), ou punir le salaud qui l’avait parfaitement mérité (de l’art de jeter une oreille dans les toilettes pour qu’elle ne profite pas à l’agresseur d’une jeune fille). Ne joue pas avec la morale qui veut…
A la mort de son mari, ce sont tous les repères de Ruth qui volent en éclat : après une existence entièrement tournée vers son foyer et ses enfants – elle n’avait que 19 ans à la naissance de Nate -, brutalement libérée d’un mariage dont l’amour avait disparu depuis longtemps, Ruth entame un long cheminement et part à la découverte de son propre désir. Désir sexuel, qui la mènera dans les bras de trois hommes, désir d’amour qui l’opposera souvent à l’un ou l’autre de ses trois enfants, tous en quête d’indépendance, avant de comprendre finalement que c’est en changeant de vie qu’elle parviendra à s’épanouir totalement. Elle finira par emménager avec sa sœur Sarah et son amie Bettina, deux femmes qui lui seront d’une grande aide dans la découverte de son désir. Ruth est l’un des plus beaux personnages féminins de ces dix dernières années, et un magnifique portrait de mère, nuancé et complexe.