Article du journal Le Monde , écrit par Yves Simon (19 - 06 - 2010) . Il est assez long , mais lisez le car il nous enseigne beaucoup.
Où sont les femmes ?
Selon l’Indien Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, manquent aujourd’hui à l’appel cent millions de femmes de par le monde ! Vous avez bien lu : cent millions de femmes manquantes parmi nous. Où sont-elles ? Disparues, mutilées, droguées à la méthamphétamine, mortes de malnutrition et de manque de soins avant d’avoir atteint l’âge d’un an, ou encore, adolescentes se résignant à mourir de mélancolie ou du sida plutôt que de survivre dans les bordels de la Chine et de l’Inde.
Cent millions, c’est plus d’une fois et demie la population française : des mères, des soeurs, des jeunes filles que nous ne tiendrons jamais dans nos bras afin qu’elles connaissent les mots de l’amour, du réconfort, de l’empathie. Cent millions de bouches et de lèvres qui n’effleureront ni nos joues ni nos fronts, qui n’embrasseront jamais les êtres qu’elles auraient pu aimer, ne chuchoteront à personne les mots de leur souffrance, de leurs rêves, de leurs idéaux : des bouches et des lèvres murées avant d’avoir appris à parler et qui garderont à jamais le silence des damnées.
Un proverbe indien dit : ” Elever une fille, c’est comme arroser le jardin de son voisin. “ Autrement dit, c’est une perte de temps et d’argent que de nourrir une fillette dans une famille déjà percluse de pauvreté. ” Je ne veux pas avoir de fille pour qu’elle vive les mêmes souffrances que moi “, dit Indira, une Indienne de 25 ans d’une caste supérieure. ” Trop de douleur tue, trop de violence au quotidien qui encourage les femmes à s’éliminer elles-mêmes “, écrit Manon Loizeau, prix Albert Londres, dans sa préface d’un livre devenu en quelques mois un best-seller mondial La Moitié du ciel (Les Arènes, 200 p., 22 euros) . Cruauté du réel comme du ciel, le titre reprend une vieille sentence poétique chinoise : “La femme est l’autre moitié du ciel “, alors que c’est dans ce pays justement, et chez ses voisins de l’Asie orientale, que cette moitié céleste disparaît le plus sur la liste des états civils du monde !
Ce sont deux journalistes du New York Times, Nicholas Kristof et son épouse chinoise, Sheryl WuDunn, qui viennent de publier ce livre après dix ans d’enquête. Il faut l’avoir lu pour connaître l’ampleur d’une disparition cosmique se passant au vu et au su de l’ONU et de la planète médiatique comme si là était un trou noir de l’espace qu’aucune lumière ne peut pénétrer. Pourtant, lorsqu’un seul dissident chinois est arrêté à Shanghaï ou à Pékin, nous nous mobilisons, pétitionnons, à juste raison, au nom des droits de l’homme et de la liberté d’expression afin de le faire libérer. ” Quand ce sont cent mille filles qui sont kidnappées et victimes des réseaux de prostitution, cela n’est même pas considéré comme une information “, répliquent les auteurs.
Depuis l’arrivée de l’échographie, des millions de femmes en Asie avortent lorsqu’elles savent qu’elles vont mettre au monde un enfant de sexe féminin. Eliminées par le seul fait chromosomique qu’elles possèdent un double X infamant, des millions de futures femmes ne verront pas le jour. Peut-on appeler cela un gynécide ?
Ce n’est pas un hasard si c’est Amartya Sen qui a lancé ce cri et ce chiffre alarmants de cent millions d’absentes. Dans ses livres et ses discours, il n’emploie que le féminin lorsqu’il parle d’une personne, qu’elle soit un homme ou une femme. Cet Indien bengali cherche à savoir comment procéder pour éliminer les ” injustices réparables “. Ce n’est toujours pas un hasard si ce sont des femmes qui, en Inde et en Chine, cherchent à mettre fin à ces ” injustices réparables “, elles se sont mises à rechercher les disparues, à convaincre les mères, les familles, les municipalités, les Etats, que l’avenir de notre planète passait par les femmes. Bref, que celles-ci ne sont pas des parasites sociaux. “ Eduquer un homme, c’est éduquer un individu. Eduquer une femme, c’est éduquer une famille “, prophétisait Gandhi.
Mais les misères, intellectuelle et sociale, ne sont pas les seules causes de ces disparitions de masse, la religion qui discrimine les femmes depuis quatorze siècles dans le monde musulman cloue au pilori, lapide, brûle, chaque jour, des centaines de jeunes femmes. Dans le seul Pakistan, durant ces dix dernières années, dans les villes jumelles d’Islamabad et de Rawalpindi, ce sont cinq mille femmes et filles jugées coupables de désobéissance qui ont été aspergées de kérosène, d’acide, puis immolées par les membres de leur famille ou de leur belle-famille ! Benazir Bhutto y fut assassinée, Taslima Nasreen (Bangladesh) et Shirin Ebadi (Iran), Prix Nobel de la paix, vivent en exil. ” La majorité des occupants de l’enfer seront des femmes, qui jurent trop et sont ingrates envers leurs époux “, a éructé Muhammad Imran, cité en exergue du livre de Manon Loizeau.
Elle est longue la liste des exactions commises envers l’autre moitié du ciel : esclavage moderne en Asie, au Moyen-Orient comme en Occident, femmes battues (une morte chaque deux jours en France), discrimination à l’embauche, absence coupable dans la plupart des parlements européens, des postes de décision économique… Un autre fléau les frappe, le sida devenu première cause de mortalité des femmes dans une majorité des pays d’Afrique, Même si elles occupent nombre de places visibles sur nos écrans télé, en Occident, les femmes ne meurent pas en premier lieu d’être femmes, elles souffrent, dans des mondes moins lumineux, de n’être que des ombres, des doublures, des êtres de second rang. ” La femme est l’avenir de l’homme “, a chanté Aragon. Seule une longue marche de l’humanité pourra parvenir, un jour peut-être, à faire coïncider Réel et Poésie.
Yves Simon
Romancier et auteur-compositeur. A reçu le prix Médicis pour ” La Dérive des sentiments ” et le Grand Prix Chanson de l’Académie française pour son oeuvre discographique. Dernier roman : ” Je voudrais tant revenir ” (Seuil, 2007). Dernier CD : ” Rumeurs ” (Barclay/Universal, 2007)
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