4 septembre 2010
L’açaï, avant d’être un nouveau système de wikipedia, est un sorbet fabriqué avec les fruits d’un palmier sud-américain et qu’on boit, mange, laisse fondre dans la bouche. Âpre et sucré ; o meu filho affirme qu’il est bon d’en manger le matin (une glace pouah ! au petit déjeuner, pouah !) et comme je doute qu’un sorbet au sortir d’une nuit agitée – où je me suis vu entrant en scène devant un public médusé, mémoire en berne, sans pouvoir proférer une phrase ; allusion sans doute à mon impuissance à dire un mot dans la langue du pays, obrigado – qu’un sorbet puisse atteindre les limbes sommeillantes de mon esprit encombré, il prend mon hésitation pour une approbation, cligne de l’œil en riant, fonce au comptoir et revient avec un gobelet rempli d’açaï… ou plutôt d’un gobelet rempli des fruits ou des baies d’açaï écrasées puis glacées. Aspect de confiture de myrtilles. Le premier passage de cuiller est engageant, c’est souple, moelleux ; il n’y a plus loin de la coupe (plastique) aux lèvres, on y est invité par l’obscur du violet noir et la texture sablée de cette merveille. L’acerbe du cru prend au palais des teintes sucrées, le soleil vif est ramassé dans la noirceur des cuillérées ; c’est si bon que l’on ne sait plus les visages, ni le matin ou le soir, et quand le gobelet enfin craque, vidé, on pense soudain que le reste de sa vie on aura la nostalgie de cette aventure glacée un matin de septembre à trente degrés Celsius. O meu filho me confie qu’on en trouve un peu en occident et nous jouons un moment sur le mot, car les avantages de l’açai sont précisément d’être antioxydants… Il est alors longuement question des indiens d’Amazonie qui se nourrissent de ces baies. Sa commercialisation, son succès – il existe même des bars spécialisés dans l’açaï – ont privé en partie les indiens de cette merveille énergétique. Le regret se profile ; je vois revenir en force cette obsession, cette réflexion qui me hante depuis toujours, que je ramasserai dans cette interrogation simplissime : mais pourquoi donc, parmi les 3000 civilisations du globe, est-ce la nôtre, l’occidentale, qui l’emporte partout, en tous lieux, faisant rêver ou rager, peu importe, les êtres qui habitent la « machine ronde » ? Cet événement colossal que nous vivons hic et nunc, me revient comme un boomerang, réengage mes neurones dans un dédale abyssal par-dessus lequel je vois soudain surgir la haute et maigre silhouette de Claude Lévi-Strauss en maître tanceur de ce phénomène qu’autrefois je critiquais abondamment à sa suite – lui-même reprenant Rousseau qui reprenait Montaigne – et qu’aujourd’hui avec un calme mesuré, sceptique, je ne parviens plus à juger… C’est ainsi ; et pourquoi faudrait-il toujours juger ?
Mes pensées s’immobilisent sur le Brésil ; Lévi-Strauss a tout déroulé à partir d’ici. Je m’émeut d’y songer. Puis je repars sur les fruits de l’açaï, ces palmiers en gésine, pourquoi les leur volent-on ? D’ailleurs, les leur volent-on ? Je n’ai pas envie de faire une enquête, une recherche, la vie est trop courte, je sais à peu près ce que je vais trouver, je préfère voir, sentir, et tandis que o meu filho ramène la Reine vers ses Lieux, je m’avance d’un pas solide vers l’église qui m’intrigue et mon pas est si ferme que je manque de me faire renverser par une camionnette taxi, d’où le chauffeur me lance des insultes ; ignorant cette langue, je m’amuse de comprendre qu’il ne tient pas la vertu de ma mère en haute estime et si j’avais été un natif, je lui aurais prouvé qu’au lieu de ma mère, c’était la sienne qui le mettait en fureur ; en bref, je lui aurais fait un cours sur l’Œdipe… on a parfois bien de la chance de ne pas parler l’idiome local.
Je m’avance vers Marie, je vous salue église… s’il n’y avait la statue de plâtre sur la place où Jésus ouvre ses bras (quel type sympa comparé à nos lamentables crucifiés rhumatisants qui se dressent aux carrefours de nos villages !) et s’il n’y avait la croix stylisée en haut de l’édifice, on pourrait croire que les autochtones vénèrent Marie et uniquement elle, que le Christ est un pauvre pégreleux victime d’un accident de croix et que Dieu, le Saint-Esprit, toute la petite troupe transcendante s’est abimée dans les flots de l’océan proche. Car Marie est partout ; peinte au chevet, sur le fronton, elle éclate de joie, un bébé sur les genoux, à travers les vitraux qui donnent sur les vagues. Je me promets de revenir le lendemain pour assister à l’office de cette superstition étrange, le culte de Marie, que l’on assimile un peu hâtivement à l’autre croyance, la catholique. Cette joie affichée me réjouit – je n’en suis pas une miette, je n’y crois pas un moment, mais je suis heureux (sans supériorité, ni suffisance) que la joie de Marie les remplisse de bonheur ; après tout, ce n’est pas si souvent que l’on communie ainsi dans la joie, vita brevis. Je me déplace latéralement et je découvre l’époustouflant paysage sur l’océan, la ligne ferme au loin, j’essaie des photos comme on prend des notes, je voudrais tant recueillir le violet mauve qui dort sous l’horizon, la mer qui tire vers le noir, l’océan açaï.
Contrepoint à cette joie qui miroite sur les lames lointaines illuminées par la loi du flot se lançant à l’assaut des plages, j’entends monter l’étude opus 10 n°3 de Chopin… du haut de ce plateau. Je constate, pire encore, que cette musique me hante depuis l’aube, et même que je l’avais déjà en tête lorsque je survolais la forêt qui s’étend entre Sao Paulo et Porto Seguro, que je me la murmurais à tout instant, même dans les pires moments de Lambada qui frissonne vingt heures par jour dans les rues, ruisselant de partout comme un chant national à la veille d’une guerre, dans ces moments-là, oui, j’ai entendu cette étude ; je me souviens que ma mémoire en choisissait même les interprètes, préférant somme toute la version de Maria Joao Pires, évidemment. Et soudain je me souviens : c’est un texte fameux de Tristes Tropiques où Lévi-Strauss décrit son sentiment lorsqu’il aborde le plateau où pour la première fois il va entrer en contact avec les indiens qui deviendront ses modèles pour la vie. Il raconte qu’au moment où il touche ce plateau, il entend monter cette étude opus 10 n°3… et je me souviens surtout de ma lecture agacée, où je songeais que Lévi-Strauss nous la jouait facile en nous lançant un numéro d’opus, comme si nous étions des spécialistes de Chopin, ce qu’alors je n’étais pas encore vraiment. En réalité, cette étude de Chopin est la fameuse Tristesse, et je me disais alors, lecteur novice, qu’il aurait pu nous le dire, on aurait su immédiatement, quel pédant!… oui, mais s’il cachait sa tristesse derrière des numéros, c’était parce qu’elle était déjà dans le titre de l’ouvrage et qu’il est bon de ne pas en rajouter. Au fait, pourquoi la tristesse ? Parce qu’il sait qu’approchant des tribus qu’il va fréquenter, il va en détruire la culture ; c’est le thème essentiel du livre. Et moi, pourquoi cette tristesse ? Le bout du monde je crois, ce qui m’apparaît tel ; et puis la fin d’un monde … il allait se marier. Quantité de souvenirs de lui m’assaillaient, des plus heureux, c’est vrai, magnifiques, comme si toute son enfance se ramassait là au bord improbable de cet océan à l’horizon presque noir comme l’açaï ; et l’étude de Chopin décrivait parfaitement, à travers l’austérité du maître en ethnologie, ce temps où les tribus meurent, où histoire et géographie se confondent soudain, déflagration, et seule la tristesse sublimée par Chopin me permettait de dépasser le regret souriant de toutes ces années vécues dans la joie aux côtés de o meu filho.