Il est heureusement peu probable que Jeff Turner, directeur général de Spirit Aerosystems, lise la presse régionale française. Sans quoi il risquerait d’ętre trčs vexé en constatant que son entreprise est, ici ou lŕ, assimilée ŕ Ťn’importe quiť. Spirit, rappelons-le pour autant que ce soit nécessaire, est le leader mondial des équipementiers aéronautiques dits de rang 1 et s’invite ces jours-ci dans l’actualité hexagonale en témoignant d’un vif intéręt pour Latécočre.
Visiblement, l’idée fait peur ŕ Toulouse et suscite des commentaires d’autant plus étonnants qu’ils sont en totale contradiction avec les objectifs de mondialisation poursuivis par les ténors, EADS en tęte. D’un côté, de longue date, une approbation unanime accompagne les implantations françaises les plus lointaines et, par exemple, celle de la branche avions d’affaires de Dassault Aviation ŕ Little Rock, d’Eurocopter ŕ Grand Prairie, de Safran en plusieurs points d’Amérique profonde. Cela sans parler du grand projet EADS/Airbus d’installer une chaîne d’assemblage final KC-45/A330-200F ŕ Mobile, dans l’Alabama, en cas de victoire sur le marché des ravitailleurs en vol du Pentagone. De l’autre, l’hypothčse de l’arrivée de Spirit ŕ Toulouse réveille de vieux démons. Deux poids, deux mesures.
Les observateurs, les élus du Sud-Ouest, ont la mémoire courte. Ils ont déjŕ oublié, semble-t-il, que Spirit a inauguré l’année derničre une usine de 5.378 mčtres carrés ŕ Saint-Nazaire pour y produire d’importants sous-ensembles d’A350XWB). Ce n’est pas le premier point de chute européen de la jeune société américaine (elle a été créée en 2005) qui participe ŕ la plupart des programmes Airbus. On comprend d’autant mieux sa volonté de se rapprocher au maximum de l’avionneur européen que sa stratégie repose avant tout sur une volonté de diversification de sa clientčle. Spirit est issue de Boeing et, en toute logique, ne veut en aucun cas se trouver en situation de dépendance par rapport ŕ l’ancien propriétaire des lieux. D’oů, en langage imagé, la possibilité qui vient de prendre corps d’un étonnant triangle géographique et historique reliant Montaudran, La Roseraie et Wichita.
C’est ŕ Montaudran, en effet, qu’ont débuté il y aura bientôt un sičcle, les activités aéronautiques de Pierre-Georges Latécočre. Aujourd’hui, le cœur de la société bat dans le quartier toulousain de La Roseraie et ses activités méritent d’ętre qualifiées de mondiales. Avec de beaux contrats dont certains …venus de Seattle. Wichita, enfin, qui se dit volontiers capitale mondiale de l’aéronautique (c’est trčs exagéré !), a aussi une belle histoire ŕ raconter. C’est lŕ, au milieu du Kansas, qu’a été créé Stearman, racheté par Boeing en 1929. Des usines imposantes y ont produit, entre autres titres de gloire, des milliers de redoutables bombardiers B-29, B-47 et B-52 avant de revenir ŕ des activités principalement civiles. D’autres avionneurs s’y sont développés, dont Cessna, Beech, Learjet.
Boeing, on le sait, a choisi d’alléger sa structure, de la simplifier, et de confier une part importante de travail ŕ des sous-traitants/partenaires. Quitte ŕ les créer lui-męme. C’est ainsi qu’est né Spirit qui, depuis 5 ans, vole de ses propres ailes. Dans le męme temps, Latécočre s’est trouvé fragilisé par une mauvaise conjoncture, n’a pas été en mesure de mener ŕ bien une importante opération der croissance externe et se retrouve aujourd’hui dans une situation délicate : une excellente image, un carnet de commandes solide, une clientčle de plus en plus diversifiée. Mais aussi le souhait de s’adosser ŕ un partenaire puissant, lequel pourrait ętre Spirit.
Sauf ŕ défendre une politique de mondialisation ŕ sens unique, l’hypothčse américaine ne devrait pas faire surgir de vieux démons. Il suffit d’ailleurs, toujours dans le Sud-Ouest, de s’en référer ŕ l’exemple discret de Ratier. Qui sait que ce petit joyau de l’industrie française est propriété depuis bien longtemps d’Hamilton Sundstrand ? Cela n’empęche pas Figeac de vivre des jours heureux.
Il ne s’agit en aucun cas, ŕ ce stade préliminaire, de vanter les mérites de Spirit ou de faire sa promotion. Mais plutôt de remettre les pendules ŕ l’heure, y compris celles du Conseil économique et social de Midi-Pyrénées. Lequel est visiblement inquiet au point de se tourner vers Christian Estrosi, ministre de l’Industrie, pour demander son intervention, sa protection. C’est une attitude injustifiée, étonnante, décevante, voire baroque. D’oů l’espoir que Jeff Turner ne soit pas au courant.
Pierre Sparaco