Fourmi

« Petit insecte vivant en société organisée dans des fourmilières. »

Dans des fourmilières et dans l’oubli de soi au seul profit de l’expansion collective. On en regretterait la cigale, si son crincrin ne fatiguait pas tant les oreilles. Le fameux « dansez maintenant » de 1668 a fait beaucoup de tort à l’emprunteuse. On n’entend plus chanter la cigale qu’à la faveur d’ « illustres fractures de l’histoire », chaque fois que le « travailler plus »  cède le pas au  « changer la vie »…

En vérité une fourmi n’est pas plus industrieuse que ma voisine. C’est en vain que vous inviteriez les deux à faire un brin de pause, pour lire, pour rien, pour la grâce d’être à vide un moment. La rêverie est un pays plus inconnu d’elles que de moi la Patagonie. S’il devient un jour possible de baguer une électrique hyménoptère ou de lui implanter une puce entre les deux antennes, -une de ces grosses fourmis noires sanglées comme des mannequins, fonceuses comme des vespas-, on vérifiera chez ce « brin de tabac à ressort » (Renard) une boulimie de travail à faire pâlir d’envie capitalistique un PDG de Singapour et de colère sociale un délégué de Sud-Rail.

La fourmi n’a pas de quant-à-soi, « c’est là son moindre défaut ». Si vous en voyez une solitaire et lente, c’est une éclaireuse, une vigile ou une prospectrice. La colonne est son mode de déplacement, le galop son allure, la communauté son credo. C’est vous dire qu’en quarantaine dans l’Arche, oisive et réduite à deux exemplaires, l’espèce faillit mourir d’ennui. Noé, inventeur à son insu de l’ergothérapie, sauva ses deux bestioles de la dépression en leur offrant des tâches d’intérêt général, comme d’empiler dans un coin les miettes du repas de ses fils, au risque d’une mise en examen pour abus de biens sociaux.

J’aimerais tant apercevoir, un soir de printemps doux, une fourmi lever la tête, humer l’air, et, d’un frétillement désinvolte d’antennes, signifier aux consoeurs qui tricotent des six pattes vers un débit de pucerons : «Allez sans moi, je vous rejoindrai, je veux  voir le soleil se coucher.»

La supériorité de ma voisine sur la fourmi, outre la taille et le sentiment d’avoir une âme, est l’aptitude à s’affairer même en hiver. Cette dame professe que le désoeuvrement est une honte en toute saison, une insulte aux vaillants qui se dépensent pour rendre la vie supportable. Je la soupçonne d’être un peu voltairienne. Elle cultive d’ailleurs aussi son jardin, dans le temps que lui laissent, après toutes les tâches ordinaires, le lavage des volets et l’astiquage des poignées de portes. Le travail  éloigne peut-être de nous « trois grands maux :  l’ennui, le vice et le besoin », mais ni la fatigue ni l’impression d’être…une fourmi.

Fourmis de maison de la cave au grenier. Fourmis de ville  de  l’usine au bureau : dans les rames, les trams, les galeries ; dans les halles, les cales, les silos ; aux pompes, aux caisses, aux soldes. Courons partout, courons toujours, sous l’œil invisible, écrit Le Clézio, des « hommes pour qui les hommes sont des insectes ».

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Proverbe du jour :   On a toujours besoin d’un moins paresseux que soi.