Le mot français “Reconstitution” n’a pas, je trouve, la même force que l’anglais “Re-enactment” où transparaît la notion d’action, d’acteur. L’exposition “History will repeat itself” au KW de Berlin, jusqu’au 13 Janvier, présente une vingtaine de reconstitutions “artistiques” d’évènements plus ou moins historiques. Au delà de la reconstitution de la bataille d’Austerlitz par des sociétés de passionnés d’histoire authentique (et l’artiste allemande Heike Gallmeier le documente bien dans ses photos et vidéo sur le ”War & Peace Show“) et au delà de la répétition de performances artistiques, comme Marina Abramovic et l’IPG en sont coutumiers (”File under Sacred Music” de Iain Forsyth & Jane Pollard, reconstitution d’un concert mythique du groupe The Cramps, est de la même veine), l’intérêt de cette exposition est surtout dans l’exploration de la distance entre nous et un évènement historique.
La pièce la plus connue est sans doute The Battle of Orgreave de Jeremy Deller: considérant que la mémoire collective sur cet épisode de la grève des mineurs anglais en 1984 avait été détournée par les médias, Deller a voulu réécrire l’histoire, et faire en sorte que les mineurs se l’approprient. Il a donc reconstitué cette bataille rangée entre mineurs grévistes et policiers 17 ans après, en faisant appel à d’anciens mineurs et à d’anciens policiers. Le film montre interviews de protagonistes, entraînement pour la reconstitution, et la bataille elle-même, avec les réactions du public. C’est une tentative d’abolir la distance entre nous et les images de l’Histoire, de reprendre le contrôle de la mémoire collective.
Mais la plupart des autres oeuvres présentées ici sont autrement plus complexes. L’artiste israélien Omer Fast, dans le film Spielberg’s List met en parallèle un camp de travail nazi à Plaszow, et le décor du film de Spielberg, “La liste de Schindler“, censé se dérouler dans ce camp. dans son film, on ne sait plus quelles images montrent le vrai camp et quelles images montrent le décor construit pour le film. Fast interview des figurants du film : dans leur discours, on ne sait plus s’ils parlent de la guerre ou s’ils parlent du tournage. Dans son film, il montre aussi des photos prises par les figurants eux-mêmes lors du tournage; celle-ci est particulièrement dérangeante. La confusion est totale : nous réalisons que nos images des camps nous viennent autant, sinon plus, d’oeuvres de fiction ou de témoignages indirects, que d’images réelles. On peut aussi relier ce travail à la polémique entre Georges Didi-Huberman et les tenants de Claude Lanzmann à propos des photos d’Auschwitz prises par des sonderkommandos (lire “Images malgré tout” aux Editions de Minuit).
Une autre vidéo aussi perturbante est celle du Polonais Artur Zmijewski, 80064, où il convainc un survivant des camps, Josef Tarnawa, de faire rafraîchir le tatouage au bras qui lui a été fait au camp. Le vieil homme hésite, craint que “ça ait l’air faux”, puis accepte : c’est son identité autant que son nom, son témoignage de mémoire. Ce film de 11 minutes seulement laisse très mal à l’aise, peut-être parce qu’on y sent aussi le pouvoir de l’artiste sur son “sujet”, un peu comme chez Santiago Sierra. Zmijewski réussit fort bien à impliquer le spectateur, à le tirer dans l’Histoire, à l’empêcher d’être indifférent.
On éprouve la même sensation face à la reconstitution de la fameuse expérience de Milgram sur la capacité de gens ordinaires à en torturer d’autres parce qu’une figure d’autorité le leur ordonne dans un cadre apparemment rationnel. The Milgram Re-enactment, de Rod Dickinson, faisait assister le spectateur derrière des vitres sans tain à une reconstitution de l’expérience. Témoins d’une action dont nous connaissons le fin mot, nous ne pouvons que nous interroger: qu’aurais-je fait à sa place ?
Je pourrais aussi vous parler longuement de The Third Memory, de Pierre Huyghe, où John Woytowicz, le braqueur de banque dont l’histoire fut à l’origine de “Dog Day Afternoon“, rejoue le braquage en s’approriant les attitudes et les mots de Al Pacino dans le film : comment la fiction transforme l’histoire, même chez les protagonistes. C’est en fait, à mes yeux, la principale leçon de cette exposition : la reconstitution tente d’abolir les distances entre nous et l’Histoire, mais en fait, elle les rend plus visibles, en soulignant à quel point notre mémoire se forge à partir des images des médias.
Et, pour finir sur une note plus artistique, vous aurez dans cette exposition l’occasion de voir la vidéo d’une conférence donnée en 1987 à Belgrade par Walter Benjamin (en Serbo-Croate sous-titré en Anglais) à propos de tableaux de Mondrian datés de 1963 à 1996 (Mondrian ‘63-’96). Sachant que Benjamin est mort en 1940 et Mondrian en 1944, je vous laisse imaginer le déroulement de la conférence. En somme, la copie active un sens plus puissant que l’original.