Cette nouvelle égalité est l’élément moteur ?
C. C. : Pour les Indiens, oui. Les basses castes se sont converties au bouddhisme, mais aussi à l’islam pour sortir de leur statut maudit. Ce n’est pas le seul élément moteur. Il y a aussi une scénographie fabuleuse, le feu du regard du gourou qui inonde l’adepte de sa bonté, le transperce jusqu’à l’âme, etc. Les Occidentaux peuvent y retrouver quelque chose qui apaise leur pathologie. Parfois, cela dérape. Près de Poona, il y a eu un célèbre ahsram pour Occidentaux devenu assez vite un lieu de sexe, de fusion et de drogue. J’insiste sur la fusion : car c’est cela le but. Il y a une différence majeure entre la métaphysique indienne et la métaphysique occidentale. La première s’emploie à fonder l’Ego, quand l’autre cherche à le dissoudre. Dissoudre l’Ego est l’objectif de toutes les techniques métaphysiques indiennes. Cela provoque aussi bien des guérisons que des bouffées délirantes.
Vous n’avez jamais eu le sentiment d’une imposture ?
C.
C. : Ah non, pas du tout ! Commerce, oui. Mais imposture, non. Je vais vous raconter une histoire. Nous avons rencontré un jour, avec André Lewin, entre Madras et Pondichéry, un
jeune industriel qui nous a beaucoup parlé de sa mère. Nous avons vite compris qu’il ne s’agissait pas de sa vraie mère, mais de sa Mère, son gourou. Il voulait que nous la rencontrions. Nous y
sommes allés. C’était une secte jeune : 20 000 personnes faisaient la queue. La Mère allait y dire l’oracle sous une gigantesque statue de cobra au capuchon déployé, en stuc. Depuis, la secte
s’est beaucoup développée et est devenue une véritable ville avec une université, un hôpital, des hôtels. En 1987, c’était plus discret. Nous voici dans la petite maison où la Mère se préparait
avant l’oracle. Notre ami s’aplatit devant Elle. Nous regardons : la Mère était un homme, sympathique, un moustachu rondouillard, avec ces yeux brûlants qu’ont les gourous. Il nous a enfermés
dans une pièce sans lumière pour nous faire respirer du camphre pendant une heure. Nous sommes ressortis et le gourou s’est mis en transe en se dressant en équilibre sur les gros orteils,
position qui la favorise. Mais la transe était vraie ; les globes oculaires s’étaient retournés. Dès ce moment, l’homme était devenu la Mère, une déesse vivante. Il y avait tout dans cette
rencontre : l’androgynie, essentielle en Inde, la mise en scène, la transe… C’est un système spectaculaire qui met en scène la parole prophétique. Mais il n’y a pas l’ombre d’une imposture. Et il
y a de quoi séduire en effet.
La diffusion en France des grands textes indiens, le Mahabharata, par exemple, mis en scène par Peter Brook,
a-t-elle aidé à la diffusion de cette spiritualité ?
C. C. : Je ne crois pas. C’était avant tout une œuvre théâtrale majeure. Décrypter la spiritualité dans cette épopée de 90 000 vers pleine de sang et de fureur aurait été vraiment une entreprise ardue !
Comment jugez-vous la dévotion suscitée par Amma, la mère qui étreint ?
C. C. : Je ne l’ai jamais rencontrée. C’est encore une Mère – Amma signifie “mère” en Inde du Sud. Elle me semble tout à fait dans la logique des gourous. Les gourous sont “regardeurs”, “toucheurs”, pas très orateurs. Ils sont souvent caressants, même s’il leur arrive parfois d’être “cogneurs”. Amma a inventé la “caresse de masse”. Ce doit être absolument épuisant. J’y vois surtout, mais sans doute est-ce la psychanalyse qui ressort, une fantastique et soudaine régression à la petite enfance. C’est un geste thérapeutique très classique, qu’on retrouve dans les services de soins palliatifs, par exemple. Alors, oui, toute régression soudaine ouvre la voie des larmes.
Et Auroville, cette ville créée à la fin des années soixante et qu’ont rejoint beaucoup d’Occidentaux ?
C’est
plus complexe. Au départ, le fondateur, Sri Aurobindo, que l’on a accusé d’avoir posé des bombes au Bengale, a été un homme politique très engagé. À sa sortie de prison en 1909, il s’est sauvé en
territoire français, à Chandernagor et Pondichéry. Là, au grand dam de ceux qui l’accompagnaient sur ce chemin politique, il a été illuminé. Une théosophe française née en Égypte dans la
communauté juive du Caire, formée à la mystique en Algérie et au Japon, Mira Alfassa, s’est “jetée aux pieds de lotus du gourou”, comme on dit pour désigner le premier mouvement d’allégeance, et
Aurobindo l’a acceptée. Il a même proclamé leur double divinité et Mira Alfassa est devenue “La Mère” – encore une. Elle a très bien organisé la secte, créant une bonne école, des centres de
gymnastique. Après la mort d’Aurobindo, elle a fondé Auroville, une cité universelle entièrement nouvelle. L’entreprise est d’une ambition démesurée. Venus de tous les pays, les gens arrivent à
Auroville avec leur barda psychique et travaillent sur leur vie avec ça. Par ailleurs, Auroville est un endroit très verdoyant, ce n’est pas une ville étouffante avec des buildings, au contraire
! C’est très plaisant.
Plaisant ? C’est aussi parfois assez dur, non ?
C. C. : Le climat est difficile. La chaleur est parfois très forte et les moussons,
violentes. Et le corps est souvent mis à l’épreuve dans les ashrams. On ne plaisante pas avec certaines choses, en particulier la nourriture : la plupart des sectes affichent végétarisme et
jeûnes. La discipline est rigoureuse, mais attention ! Auroville n’est pas tout à fait un ashram.
Qu’est-ce que cet attrait pour l’Inde nous dit sur la France ?
C. C. : Que la dimension mystique a été écrabouillée chez nous alors qu’elle a été très présente dans les siècles passés. Où peut-on s’échapper de son corps et se dissoudre pour trouver la paix dans notre pays ? Nulle part, sinon dans de grands concerts de rock, des raves parties, les grandes manifs, la drogue. Ou alors, les hôpitaux psychiatriques… L’Inde, ce splendide hôpital libre et à ciel ouvert, présente l’immense mérite – ou bien le grand danger – d’offrir ces espaces d’échappée.
Reproduit avec l'aimable autorisation de Courrier International - Ulysse Mag
Source : http://www.ulyssemag.com/site/