“La difficulté essentielle vient de ce qu’il est devenu impossible de faire des estimations fiables trois semaines avant le vote, parce que les électeurs changent d’avis au dernier moment.” S. Rozès, Le Monde 13 janvier 2002
G. Gallup l’a annoncé en 1949 après le fiasco des prédictions donnant T. Dewey vainqueur face à H. Truman, “une armée entière de critique ne saurait l’arrêter”. Soixante ans plus tard, le gourou du sondage d’opinion, celui qui prédit en 1936 l’élection de F. Roosevelt, ne s’est pas trompé. Non pas qu’une armée de critiques se soit évertuée à démonter la mécanique du sondage, mais son avènement comme élément indispensable au commentaire politique, à l’élection même dans les démocraties ne peut plus être discuté. Une domination telle que tous les acteurs politiques s’abreuvent au flux continu des enquêtes d’opinion, des simulations de scrutins, des baromètres et autres palmarès. À gauche la pléthore de prétendants est une aubaine pour les entreprises de sondages. Une popularité freudienne synonyme de finale présidentielle. À droite c’est le pilotage à vue. On sonde, puis on annonce. Puis on re-sonde. Pour savoir si on peut pousser plus loin. Enfin, la simulation du meilleur candidat face à N. Sarkozy devient le pivot de l’analyse. Une analyse à deux variables et sans programme.
Monopole de l’expression
Par leur omniprésence les études d’opinion monopolisent la parole. Plus un sujet, plus une question n’échappe à l’approche “scientifique” de l’étude chiffrée*. Une mise en boite de la pensée humaine. Bien rangée. Les instituts mandatés soumettent des questions qui n’intéressent que ceux qui les posent. Une fois récoltées, elles font foi face à l’“opinion” qui est censée y avoir répondu : “On vous a demandé, vous avez dit”. En d’autres termes, les questions n’ont pas la même importance pour les citoyens interrogés. Demander un avis par exemple, sur la probable candidature de F. Hollande aux primaires socialistes à un individu a ou b relève de l’imposition problématique. Il pourrait (par ex a) être très intéressé par ce cas de figure, alors qu’un autre (b) y répondrait par défaut avec une implication lointaine, voire un désintérêt poli. A la fin tout se vaut dans le simulacre chiffré, quantifié qui sert de support (sérieux) aux commentaires politiques.
Dépolitisation du débat
À gauche. Des commentaires qui ne s’attachent plus au fond, mais aux personnes. Une sorte de quintessence de la dépolitisation. Même si le projet doit s’incarner, ce type de pratique met en avant les personnalités sans qu’il n’y ait le début d’un embryon programmatique. L’exemple du Parti socialiste, avec ses primaires qui fait la joie des officines de sondages. Chacun y mesure sa capacité à représenter le parti. La tête de gondole d’un rayon non achalandé. Au PS on a décidé de choisir les Hommes d’abord, de réfléchir à changer la société ensuite. Dans cette perspective le sondage constitue l’auxiliaire zélé de cette course à vide. Une course de bourrins dont les écuries ne se préoccupent plus vraiment des problématiques sociales. Au PS on s’occupe comme on peut, mais surtout on occupe les militants.
À droite. La question du leadership parait tranchée, il n’en demeure pas moins que les études occupent une place privilégiée. Le seul lien qui relie le président au peuple, la politique au citoyen. Le sondage élevé au rang de pratique permanente, d’un benchmark perpétuel dont l’objectif n’est pas, comme il est prétendu, de scruter les désirs de l’homme de la rue (depuis longtemps désaffecté de la chose publique), mais de lui prouver que les dispositions prises sont en accord avec ses vagues attentes. Un processus de validation sans débat des options gouvernementales. Dans le cas du discours de Grenoble, il est probable que des enquêtes antérieures au discours du président sur la thématique de stigmatisation des Roms aient rendu un verdict positif. Couplé à l’envie de cliver fort, d’une presse quasiment acquise, la pièce put être jouée. L’épilogue est plus complexe à analyser. Marianne produit des contre sondages moins probants pour le pouvoir. Mais finalement, personne ne sait réellement ce que pense la population de cette question. En pense-t-elle quelque chose ? En a-t-elle plus qu’une opinion ? Un avis, structuré sur la question. Une charpente intellectuelle qui permettrait d’argumenter.
Courses de chevaux
La cote de popularité et autres baromètres servis chaque semaine forment une panoplie d’indicateurs mous, non vérifiables, intégralement subjectifs, mais au dire de responsables politiques, incontournables. Y figurer est un honneur, s’y maintenir une consécration. R. Cayrol narre les sollicitations d’un politicien empressé de figurer au palmarès : “Je me souviens de ces coups de téléphones répétés d’un membre du gouvernement qui voulait qu’on l’introduise dans le baromètre…”. Ces petites compétitions s’avèrent être un excellent “défouloir” pour les écuries partisanes. Occuper l’espace, sans politiser. Exister et ne rien faire.
Mais plus fortes encore sont les simulations de seconds tours. Marianne (encore lui) se targue d’avoir mis en place les tests présidentiels à multiples duels et dont les compétiteurs ne faisaient pas partie des favoris. De manière à faire ressortir la finale “idéale”, ou surprise. Une sorte de masturbation électorale sans aucun intérêt. Une finale qui souvent se joue (dit-on aussi) trois jours avant le scrutin du 2nd tour dans la grande messe du débat. Pourtant deux années avant les échéances, les instituts testent toutes les probabilités de joutes virtuelles. Actuellement on teste une variante, avec N. Sarkozy face à une kyrielle de prétendants potentiels. Bien que l’on ait une vague idée du programme présidentiel de N. Sarkozy, on ne sait rien des propositions et contre-propositions qui noueront la campagne. Comme il l’est précisé plus haut, encore une fois les personnalités prennent le pas sur les enjeux.
Accaparer l’attention, fixer les commentaires, les sondages y parviennent à merveille. Les médias dissipent une énergie monumentale pour mettre en avant, commenter, décortiquer les études d’opinion. Études livrées par des officines marketing dont la principale activité consiste (non pas à sonder les électeurs, mais) à faire des tests sur des produits de consommation. Pour vendre des besoins à des clients qui n’y auraient jamais pensé. A leur tête de nouveaux scientifiques qui auscultent l’opinion. Avec un blase ronflant, “politologues”. Ils font le tour des plateaux, y étalent un savoir diffus. Experts en opinion. Une opinion, qui comme le disait P. Bourdieu, n’existe pas. Spécialiste en pas grand-chose, businessman du vide.
*Pour constituer un échantillon de 1 000 réponses, les instituts de sondages effectuent en 20 000 contacts, 100 coups de téléphone pour 5 résultats.