Bon, on ne va pas se plaindre, c’est une grande et belle exposition que celle de Claude Monet au Grand Palais (jusqu’au 24 janvier), l’occasion de voir 169 oeuvres du peintre, dont un bon nombre venues de l’étranger et rarement vues en France, et sa première grande rétrospective depuis 30 ans. Certes, il n’y a pas “Impression soleil levant” qui est resté au Musée Marmottan, lequel programme sa propre exposition Monet, à aller voir début octobre : la guéguerre entre Goliath-Orsay et Marmottan-David est fort bien racontée par la journaliste de l’IHT (”They -Marmottan- are a provincial museum” dit Guy Cogeval, d’Orsay).
Après cette première partie, surtout centrée sur le paysage, l’intention du commissaire a été d’organiser la seconde partie, après 1890, selon trois axes : la répétition, l’intériorité et la décoration. Passe encore pour l’intériorité, que
traduiraient les scènes de brume évoquant la rêverie, même si c’est un peu réducteur, et si, par exemple, les vues de Venise au ras de l’eau, avec ses ducs d’albe moussus (Venise Le Grand Canal 1908), sont certes des oeuvres nostalgiques, mais surtout un travail sur la réfraction, la réflexion et la nébulosité sous une autre lumière qu’en Normandie.La répétition est l’enfant pauvre de cette rétrospective : alors que Monet est le pionnier de la peinture sérielle, et que ce travail est le pilier même de son détachement de l’objet et son ‘adieu au paysage’ (pour reprendre le titre du livre de Stéphane Lambert), alors que lui-même a montré ces tableaux comme des séries de 15 à 20 tableaux chez Durand-Ruel en 1891 (Meules), 1892 (Peupliers) et 1895 (Cathédrales de Rouen), nous n’avons ici qu’un échantillon de cinq toiles de chaque série, maigrement affichées côte à côte (ou pas, pour les Peupliers), qui peine à rendre compte du formidable travail du peintre dans ces séries. Là où lui s’abstrayait peu à peu du motif pour ne plus peindre que les variations de couleur, de lumière, d’atmosphère au fil du jour et selon le temps, nous n’avons plus là qu’une anecdote, une fantaisie. Je me souviens avec émotion de l’exposition au Musée de Rouen en 1994 où 18 des 30 Cathédrales formaient au fil des cimaises une véritable symphonie. Rien de tel ici, comme si le propos n’était pas d’élucider, d’aller au fond de sa démarche, de l’exacerber, mais seulement de l’illustrer au passage. Il faut citer Clémenceau (”Révolution de Cathédrales”, La Justice, 20 mai 1895) :”Avec vingt toiles, d’effets divers justement choisis, le peintre nous a donné le sentiment qu’il aurait pu en faire cinquante, cent, mille, autant qu’il y aurait de secondes dans sa vie, si sa vie durait autant que le monument de pierre”. Autant qu’il y aurait de secondes dans sa vie : on peut penser à d’autres artistes dont la durée de la vie se confond avec l’oeuvre.
Heureusement, pour introduire un peu de tension ici, sur le mur voisin est accrochée la suite Set III, Rouen Cathedral (Seen at Five Different Times of the Day) de Roy Lichtenstein (peinte en 1968/69 et prêtée par la Broad Collection de Los Angeles) : c’est en voyant cette déconstruction, cette mise aux limites que le spectateur peut appréhender la radicalité du travail de Monet.
Mais là n’est pas le but, et on le voit bien quand l’exposition aborde le versant décoratif de la peinture de Monet, en commençant par une hideuse porte d’armoire montrant les falaises d’Étretat, peinte à la va-vite pour payer un séjour dans un hôtel de Gonneville en 1885 ou 1886. Certes on oublie souvent que le titre exact des Nymphéas est “Les Grandes Décorations des Nymphéas”, et la présentation qui en est faite ici fait tout pour renforcer ce côté décoratif : alors que l’installation panoramique à l’Orangerie, sur un mode assez similaire à son atelier de Giverny, plonge le spectateur dans un univers sans limites, sans planéité, sans repères, le fait réellement entrer en un lieu-peinture, insère le corps regardant, déambulant, dans l’ensemble pictural et opère une fusion entre l’espace réel et l’espace pictural dans une installation que Philippe Piguet compare brillamment à des réalisations englobantes de la Renaissance comme La Chambre des Époux de Mantegna à Mantoue, la salle dédiée ici aux Nymphéas se contente de quelques tableaux encadrés aux murs : ne pas s’y attarder et vite courir à l’Orangerie (Dieu merci, on y entre avec le même billet). Le contresens vient de ce que, par ‘décoration’, Monet voulait signifier que le décor absorbait tout, qu’il était une projection radicale de son âme, une construction pure de son imaginaire, au service exclusif de la peinture, alors qu’ici, le terme semble pris dans son acception ordinaire.
Il est dommage, à mes yeux, qu’une exposition aussi large ait ainsi plus ou moins fait l’impasse sur la radicalité de Monet (il n’y a presque rien non plus sur son intérêt pour le ‘non-fini’, excepté ce bel Autoportrait de 1917, en haut) et ne l’inscrive pas, au-delà de l’impressionnisme et du ‘décoratif’, dans une modernité ouvrant la voie aux séries, à l’abstraction, au concept. Pour moi, Monet est ’séminal’, bien que le mot ait en français un sens moins imagé : sa semence créatrice féconde toute la peinture du XXème siècle. On le voyait bien dans l’exposition récente, Monet et l’abstraction, du petit ‘musée provincial’ dénoncé par le Directeur d’Orsay; on ne le sent pas assez ici. Une exposition grand public ne doit pas nécessairement être simpliste ou réductrice, c’est un peu dommage. Et ce ne sont pas les divertissements du site de l’exposition qui me consoleront.
Photos 1 et 3 courtoisie du Grand Palais; photos 2 et 6 de l’auteur. Roy Lichtenstein étant représenté par l’ADAGP, la photo de ses oeuvres sera ôtée du blog à la fin de l’exposition.