Le boulanger porte des habits blancs assortis à ses mains pleines de farine. Ses yeux sont fatigués. Toutes les nuits il se lève pour fabriquer le pain. À force, il manque de sommeil. Son estomac se charge. Son foie s’alourdit. Son teint ressemble à la farine : le boulanger s’aigrit.
Un jour, le boulanger fabrique un beau gâteau. Épais et rose, coiffé d’une couche de crème Chantilly. Tout autour, il ajoute des rosaces pour faire joli. Le boulanger sait ce qu’il fait. Quand il a terminé, il découpe huit parts égales. Il choisit les deux plus belles, qu’il met sur une assiette. Il pose l’assiette sur un présentoir rabaissé, fabriqué tout exprès pour que grands et petits puissent avoir une vue bien plongeante sur toute cette crème Chantilly. À côté, il place des trucs un peu ridicules comme une tarte aux pommes ou une frangipane. Alors, forcément, on ne voit que les deux tranches épaisses sur leur assiette. Et surtout, les rosaces de crème Chantilly, si légères qu’on voudrait juste mettre le doigt dedans. Ensuite, il instruit la boulangère et le boulanger attend.
À ce moment-là, arrive une jeune fille que nous appellerons Hannah pour les commodités de la conversation. Nous dirons qu’elle a peut-être 5, 6 ou 7 ans (on ne donne pas l’âge des jeunes filles) et qu’elle possède une maison Playmobil de plusieurs étages. Hannah arrive. En une seconde elle voit, posées sur leur assiette, les deux parts de gâteau à la crème et les rosaces qui attendent qu’on plonge son nez dedans. Alors elle dit : je voudrais la Chantilly.
Fourbe, la boulangère sourit. Elle soulève l’assiette juste sous le nez d’Hannah. Elle fait semblant de découvrir un billet rose posé à côté des gâteaux. Elle fait semblant de lire. Elle dit ah ben non, c’est réservé. Hannah dit mais non! C’est pas réservé : c’était dans la vitrine. La boulangère tient son assiette à deux mains. Elle dit que non. Ces gâteaux ne sont pas à vendre mademoiselle. Il faut les les ranger dans le dépôt. Alors, la boulangère s’en va, emportant les gâteaux. Sur l’étagère sans Chantilly, il reste une tarte aux pommes, une frangipane, quelques mousses tristes et un grand trou au milieu. Hannah n’a qu’à choisir autre chose : un éclair, par exemple, ou une mousse aux fruits. Un éclair, tu rigoles? T’as déjà vu un éclair à la Chantilly ?
Hannah ne comprend pas. Une seconde plus tôt, tous les gâteaux étaient en vente libre. Une seconde plus tard, il y a des gâteaux qu’on n’achète pas. Elle avait déjà prévu le goût de la crème sur ses doigts, enfin disons sur la cuillère, il ne faut pas manger avec ses doigts. Alors Hannah, vous comprenez, Hannah rentre dans une grande colère. Elle implore le ciel en vain. Elle dit que ce n’est pas juste. Que ce qu’elle veut c’est la Chantilly. Avec des fraises et rien d’autre, vous m’entendez ? Après, elle dit que si c’est comme ça, elle ne veut plus rien. Elle ne veut rien boire ni rien manger. Elle pleure aussi, mais elle manque de larmes. Alors bon, pour finir, elle dit que peut-être, un peu de mousse ferait l’affaire et qu’elle a soif, aussi.
Caché derrière une porte dérobée, le boulanger aigri se réjouit de tous les cris d’Hannah. Les enfants sont de grands enfants. Ils s’amusent toute la journée. Ils ont des maisons Playmobil à plusieurs étages. Ils font la sieste quand ils veulent. Tandis que lui, il ne dort pas. C’est bien fait et ça leur apprendra. Debout à côté de lui, la boulangère sourit. Elle aussi, elle manque de sommeil. Quand Hannah repart, elle ressort. Dans ses mains elle tient toujours l’assiette qu’elle repose au beau milieu du présentoir. Les deux parts de gâteau bien épaisses. Les rosaces de crème légère. Juste à côté, le billet rose.
De plus en plus fatigué, le boulanger attend derrière sa porte dérobée. Il a le teint blafard. Il a les paupières lourdes. Il voudrait bien dormir, mais il guette. Il attend la venue d’un nouveau client.
Il attend l’arrivée du prochain enfant pour lui faire passer le goût de la crème Chantilly.