Je n’avais pas aimé outre mesure « L’amour des Maytree » que Christian Bourgois a publié l’année dernière. J’ai toutefois conservé une certaine appétence pour les œuvres d’Annie Dillard. Aussi, lorsque j’ai constaté que les Editions Bourgois publiaient l’une de ses œuvres déjà ancienne dans sa toute nouvelle collection de poche « Titres » je me suis précipité dans sa lecture, abandonnant d’ailleurs en route d’autres bouquins. Il m’arrive en effet de lire plusieurs livres en même temps. Là, ce ne fut pas le cas ! Dillard me fit oublier les autres livres en cours. Son titre, « les vivants ». Et il ne s’agit pas là d’un journal qui ravirait tout amateur d’une littérature contemplative, sans histoire, si ce n’est le phrasé sans cesse renouvelé des journées ordinaires d’un écrivain casanier contemplant les étonnantes mutations d’une nature si proche qu’elle en devient l’unique sujet. Car Dillard sait aussi faire dans ce genre là. A contrario, ici, nous avons affaire à une véritable épopée. En fait, nous pourrions même dire qu’il s’agit, historiquement parlant, de la chronique d’un lieu, au travers de la vie quotidienne de quelques pionniers. La couverture du livre original américain (des éditions Harper Collins Publishers) donne une vision assez juste de ce qui nous attend. Un monde bien loin de notre culture, que Dillard nous dévoile et qui nous transporte, malgré sa rudesse et les drames que l’époque et les éléments semblent émailler à plaisir. Je connaissais le talent d’Annie Dillard pour les descriptions de cette nature. Je découvre celui de romancière, et accessoirement d’historienne, même si ce dernier aspect a plus d’importance pour les habitants du Nord-ouest américain que pour celui du sud-ouest français.
« Le sentier contournait des arbres vers une clairière ; là, sur leur chemin, un jeune indien nu était assis au soleil. Il avait les jambes croisées, ses bras reposaient mollement sur ses genoux. Il penchait la tête comme pour réfléchir, assis là sur le sentier dans une posture détendue, comme si une pensée s’était tout à coup emparé de son esprit, l’obligeant à s’asseoir sans plus attendre pour l’examiner avec attention. Derrière sa tête et sortant par la nuque, se dressait un pieu pointu et ensanglanté. »
C‘est ainsi chez Dillard, on passe avec brutalité de la sérénité à l’horreur. On ne saute pas du coq à l’âne, mais plutôt de l’agneau au loup. Et on en redemande. Foison de personnages, décennies après décennies, successions de drames ponctuées parfois de bonheurs. Elle excelle à nous tenir
ainsi par les tenailles de son imagination et nous entraîner dans une lecture palpitante ou jamais l’attention ne faiblit. Elle nous dévoile ainsi la façon d’abattre un arbre gigantesque sans hache ni scie, puis se penche sur cette étrange mutation de l’attirance qui transforme l’amour en admiration ou en haine. Mutine, elle glorifie le passage des saisons en constatant que les flux des grandes marées transforment les berges et plages de Bellingham en un cloaque de boues que rien ne peut contenir. Même la psychologie des personnages devient passionnante, si marquée pour les premiers arrivants, venus d’horizon si divers ; puis plus affiliée au fur et à mesure ou - les générations se succédant - la ville croît, et qu’en son sein une société symbiotique se renforce. Mais quoi qu’il en soit, nous restons sur une frontière, un fil du rasoir comme toujours d’ailleurs avec Annie Dillard, étonnante exploratrice de ces franges géographiques et ontologiques.