Du dithyrambique (« Du Grand Art» Le Monde), l’opinion de certains critiques virent au tragique en posant sur une seule et même question : Bret Easton Ellis serait-il devenu un écrivain moins que Zero ?
Plusieurs griefs sont retenus contre ce livre. Oui, Suite(s) Impériale(s) peut être perçu au premier abord comme un prolongement de Moins que zéro si l’on s’arrête uniquement aux personnages. Oui, il y a certainement une cruauté et une froideur toute singulière déjà lue dans American Psycho. Bien sûr qu’en cherchant bien, on recoupera certaines façons de dire avec l’écriture de Luna Park. Mais en tout état de cause, Suite(s) Impériale(s) est le bon nouvel opus de Bret Easton Ellis qui se dévore d’une seule traite tant l’auteur a su une nouvelle fois nous contaminer avec un roman à la fois violent, touchant et subversif.
Suite(s) Impériale(s) est une immersion profonde dans le Los Angeles du cinéma et de son univers protégé. On retrouve Clay Easton, pur produit de la jeunesse dorée, dépravée et toxique décrite dans Moins que Zero, plus vieille aujourd’hui de vingt cinq ans, reconvertie dans une ébauche tout aussi malsaine mais guidée par la médiocrité de l’ostentation
Clay Easton est devenu influent, alcoolique, misanthrope et zone dans toutes les soirées mondaines de la Cité des Anges là où l’intérêt et les opportunités sont au coin de chaque cocktail. « Mes yeux errent sur des garçons, qui n’ont même pas l’âge de conduire, en train de nager dans la piscine chauffée, sur les filles en string et talons hauts qui traînent du côté des jacuzzis, sur les sculptures manga dans tous les coins, sur une mosaïque de jeunesse, sur un endroit où vous n’avez plus vraiment votre place. » À moitié ivre, il croise des nymphes, des prostituées, de mauvaises actrices et, au milieu, avachie sur leur prétention une flopée d’individus boursouflés par l’ambition et l’espoir d’être un jour quelqu’un.
Clay Easton dérive dans une atmosphère vide, sans fondement et malsaine tant les personnages incarnent des ratés et des psychotiques. De l’alcool à la drogue jusqu’à la chirurgie esthétique, Clay passe d’un personnage à l’autre et s’y attarde selon son niveau d’influence, ses moyens financiers, sa beauté et sa célébrité « Trent couche avec le plus jeune des agents, un blond avec des fausses dents, d’une beauté si fade qu’elle n’est même pas l’imitation d’un genre». Sa rencontre avec Rain Turner, une jeune midinette qui prétend être actrice, cristallise en somme tous les travers de cette société mondaine et confidentielle, recroquevillée sur elle-même et incapable d’exister simplement. Mais Rain Turner représente du haut sa chevelure blonde l’authenticité biaisée de ces mêmes rapports.
Clay, conscient de son influence dans le milieu du cinéma, promet à de jeunes actrices comme Rain de faire avancer leur carrière pour les pousser à céder à ses pulsions de chair. Il profite de sa situation au même titre que tous les personnages qu’ils l’entourent, tout aussi pervers « Oui, mais ils sont constamment remplacés (...) Jour après jour, par toute une armée d’abrutis impatients d’être humiliés». Et cette façon malsaine de se servir des gens plante l’ambiance du roman mais comprend forcément des risques. Et voilà Clay suivi, épié par un inconnu, prolixe en textos mystérieux et menaçants qui ne manque pas de terroriser le scénariste. Entre deux verres de Vodka, celui-ci a des visions qui le poussent à se cloîtrer dans son ego tout autant démesuré que sa nonchalance à être heureux.
Les critiques accusent les personnages d’Ellis d’être étrangement figés dans leur comportement et leur mentalité depuis Moins que Zero : « Les personnages de Clay, Trent, Julian, Rip, Blair ont-ils évolué depuis les années 80 ? La réponse est non, tout comme le style de Bret Easton Ellis ». Mais il est difficile de comprendre ce désir vivace de voir les personnages de Bret Easton Ellis brusquement changer pour devenir des gens respectables, charitables et sains tant la narration repose sur cette situation majeure de carnaval social. Et l’écrivain l’annonce comme un clin d’oeil en incipit de son roman en citant Elvis Costello « L’histoire répète les vieilles poses, les réponses désinvoltes, les mêmes défaites...»
C’est justement parce que les personnages s’enfoncent dans leurs défauts et leurs pathologies que ce roman prend son sens et brille par sa concision féroce à montrer cette déchéance et à mettre en exergue une tristesse profonde (« La peur augmente pour devenir une fureur muette, avant de n’avoir d’autre choix que de se transformer en une tristesse simple et obsédante comme une drogue»).
Bret Easton Ellis fait partie de ces écrivains, au même titre que Tom Wolf qui trouve un intérêt à écrire des satires sociales. De fait, leur écriture dépend d’une vision qu’ils ont d’un milieu donné dans une période donnée. A t-on déjà reproché à Tom Wolfe de dépeindre systématiquement et de la même manière des barons de la finance ou des Goldens Boys ( Le bûcher des Vanités, Un homme Un vrai) ou encore les confréries d’étudiants américains, pour le coup très caricaturales (Charlotte Simmons) ? Non, pas à ma connaissance ou du moins pas avec autant de hargne.
Ces thèmes sont des laboratoires de création pour ces écrivains qui leur permettent de poser un regard sur les comportement de groupes sociaux et de formuler une histoire. Il y a fort à parier que l’intrigue dont Clay est la victime n’est qu’une façon d’épaissir cette chronique sociale et de camper plus fermement son personnage dans l’histoire. Quant au décor, Bret Easton Ellis aime prendre Los Angeles comme toile de fond. C’est un fait qu’on ne peut lui reprocher tant son talent de décrire la ville est enthousiasmant. Mais c’est là aussi seulement un accessoire supplémentaire pour bâtir une satire avec le recul des années.
Car, à mon sens, le personnage de Clay Easton n’est finalement qu’un alibi pour décrire l’existence ou la non-existence d’une frange infime de gens « chics », friqués, superficiels et fondamentalement malheureux (« On a un peu l’impression de contempler un vaste monde abandonné, disposé en quadrilatères anonymes, une vue qui confirme que vous êtes bien plus seul que vous ne l’imaginez, une vue qui inspire de fugaces pensées de suicide »).
Ainsi, nous sommes loin de la suite sans panache de Moins que Zero et il me semble un peu hâtif de conclure que Bret Easton Ellis n’a cherché, pour ce livre, qu’à dupliquer ces succès d’antan en nous resservant une soupe littéraire qui ne serait finalement que le bouillon plus fade et sans sel de Moins que Zéro.
Bien au contraire, Suite(s) Impériale(s) est la chronique très romancée d’une classe sociale privilégiée et totalement déconnectée de la réalité de la vie. Au coeur d’un roman où les personnages et leurs comportements sont délibérément exagérés, Bret Easton Ellis propose, avec une vingtaine d’années de recul, une satire au vitriol d’une société fermée qui se pavane et qui fonctionne selon des codes, des règles strictes et qui pourrait très bien être celle du cinéma, du show-biz ou du music hall actuel.
Photo : Jeff Burton