Énigma, Antoni Casas Ros - Éditions Gallimard
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 25, juillet/août 2010
Il est naturel que l’on puisse
redouter d’avoir à écrire sur tel ou tel livre, fait d’une telle matière,
nourri à un tel foisonnement organique que notre espace critique apparaîtra
d’emblée exigu, riquiqui, comme si l’on pressentait, lors même qu’on est en
train de le lire, que nous allions manquer de pénétration, d’ampleur,
d’air : au bonheur d’une lecture ne fait pas nécessairement écho la
possibilité ou le moyen de s’en saisir. Accepter, donc, pour soi-même déjà,
l’idée qu’un travail critique puisse demeurer inabouti. Non qu’aucune analyse
littéraire n’aurait sa place ou son mot à dire, mais que certains livres
déploient une voix, et un horizon, qui, en partie au moins, rendent leurs
effets indéchiffrables et leur secret de fabrication inexpugnable. Et puis,
disons-le, parce qu’une certaine admiration peut acculer à une manière de
paralysie, de contrainte, voire d’appréhension. Enigma fait donc partie de ces livres « privilégiés »
– comme le fut déjà Mort au romantisme, cf. Le
Magazine des Livres, n° 18, juillet/août 2009. On peut rester bien coi
de ferveur autant que de stupeur.
Il faut dire que, chez Casas Ros,
tout est ou semble toujours codé. Y compris son existence, donc, mais on l’a
suffisamment dit ou écrit, et cela ne suffirait pas à faire œuvre. La vérité
est qu’il est rare de trouver, dans sa génération, d’écrivain qui ait développé
un complexe littéraire à ce point totalitaire (l’un des personnages d’Enigma, Joachim, parle d’ailleurs de « l’obsession morbide qui
me liait à la littérature »),
d’écrivain qui ait à ce point transformé l’histoire, les mobiles et
l’arrière-scène de la littérature en terrain de jeu ; et il s’agit bien
ici du jeu nécessaire de l’esthétique et de la pensée, non de la prétention
exploratoire ou conceptualiste d’une certaine littérature contemporaine, ou
dite d’avant-garde. Là est bien le cadet des soucis de Casas Ros qui, s’il ne
cache rien de son admiration pour ces grands maîtres de la forme que sont
Vila-Matas, Pessoa et autres Kawabata ou Bolaño, opte pour des principes
narratifs et stylistiques qui ne sacrifient à aucune coquetterie formaliste.
Pour dire les choses, et aussi surprenant que cela semblera peut-être, Antoni
Casas Ros m’apparaît surtout s’inscrire dans la grande tradition des
romantiques – et qu’il n’en suive
ni n’en épouse sciemment la démarche ou l’ambition n’étiole en rien cette
assertion, c’est même tout le contraire. D’où, sans doute, la sensation
organique que ne manque jamais d’exciter la lecture de ses livres, lesquels
nous conduisent toujours sur des terrains très sécrétoires ; et à ce
caractère humoral nous puisons naturellement un plaisir à la fois ambigu et
libératoire, intime et purificatoire. Beaucoup de romantisme, donc, chez cet
auteur épris d’amour, de corps, de liberté, amateur de masques et de secrets,
de fuites et de névroses. Sans parler de l’allergie (itérative) de ses
personnages pour ces chutes de romans qui n’en sont pas, et qui va ici conduire
l’auteur à mettre sur pied une petite intrigue pour ainsi dire idéale tant elle
est littéraire.
Il y a bien des manières de
définir le romantisme. Que celui-ci ait partie liée à une sensibilité ou à une
perception particulièrement vive, ou à vif, de l’existence, ne fera toutefois
de doute pour personne. L’objet est toujours ce moi, haïssable assurément mais
ô combien souverain, un moi que sa perpétuelle confrontation avec la vie peut
conduire à se fractionner, à se subdiviser. Et si la chose est revendiquée dans
Enigma (quatre personnages, quatre
narrateurs), on se surprendra à remarquer que ce type de polyphonie existe sous
forme de latence dans chacun des livres de Casas Ros – d’où l’on conclura
peut-être qu’elle est inhérente à son mode même d’écriture. C’est ce moi
démultiplié, parce qu’insuffisant, ou trop clos, ou trop limitatif, qui conduit
le romantique à cette stratégie, qui n’est pas d’évitement mais d’éclatement,
et qui finalement n’est pas étrangère à l’infinie richesse de la prose d’Enigma. Un autre personnage, Ricardo, se demande :
« Qu’est-ce qui nous fascine dans l’interhumain, si ce n’est
cette qualité de débordement constant de la réalité qu’on retrouve chez les
monstres ? » A certains égards,
on se demande s’il n’est pas là, ce monstre insaisissable, indéfini, l’objet de
l’écrivain Casas Ros. L’éloquence et la vigueur érectiles de sa phrase
prendraient alors tout leur sens : le monstre est aussi celui qu’on ne
peut s’empêcher de caresser dans le sens inverse du poil, et il faut bien l’exciter
un peu afin de s’assurer qu’il est bel et bien monstrueux. A défaut, il
sommeille, et nous ressemble alors par bien trop de traits. De même le jeu à
connotation hitchcockienne qui consiste à apparaître à tel ou tel moment du
roman, ou encore à remettre au goût du jour ou à moduler tel ou tel passage de
ses précédents livres, est-il peut-être moins innocent ou ludique qu’il y
paraît : on peut aussi y voir une continuation de l’éclatement par
d’autres moyens. Si le clin d’œil identitaire au moi « véritable »
est patent, le procédé permet surtout à l’auteur de poursuivre sa disjonction
personnelle. Sa fonction narrative n’est en effet pas si évidente, mais il est
certain qu’elle densifie et élargit encore le romanesque. Illustration par la
chair du joli mot selon lequel « l’écriture est un fragment
infime de l’errance. »
Suivant ma (détestable) habitude,
je n’ai donc toujours pas dit un mot de l’intrigue – car intrigue il y a
toujours chez Casas Ros. Je me contenterai de dire qu’elle est ambitieuse,
pleine en chair déroutée, menée avec infiniment d’intelligence, et avec un brio
qui laisse pantois – même si, après trois livres, l’on ne saurait en être
davantage surpris. Et même si la chute n’est qu’une nouvelle illustration de la
souveraine cruauté de l’auteur...
NB. Merci à Sabine Wyckaert, qui m'a inspiré ce titre à tiroir...