Caspar David Friedrich (Greifswald, 1774-Dresde, 1840),
Sur le voilier, c.1819.
Huile sur toile, 71 x 56 cm,
Saint-Pétersbourg, Musée de l’Ermitage.
Si, médiatiquement, les commémorations du bicentenaire de la naissance de Chopin ont plus ou moins complètement relégué dans
l’ombre tous les autres anniversaires, quelques disques sont heureusement là pour rendre hommage aux compositeurs moins favorisés, du moins en France, par l’année 2010. Le pianiste Éric Le Sage
a entamé, il y a maintenant 5 ans, une intégrale de l’œuvre pour clavier et de chambre de Robert Schumann qui fera date et a été, jusqu’ici, accueillie très favorablement par la critique. Le
dixième volume que vient de publier Alpha, éditeur aussi scrupuleux que courageux de cette entreprise depuis ses débuts, nous propose une très belle version de deux pièces bien connues, le
Quintette et le Quatuor pour piano et cordes.
La vie de Robert Schumann (1810-1856) est suffisamment documentée pour que l’on puisse s’autoriser à ne se concentrer que sur
la période d’écriture de ces deux œuvres jumelles de l’automne 1842. La composition du Quintette s’est déroulée entre le 23 et le 28 septembre avec une révision le 12 octobre, celle du
Quatuor, en un mois à partir du 24 octobre, des durées d’élaboration particulièrement brèves si l’on considère le degré d’achèvement des deux partitions. Pour comprendre pourquoi
Schumann en arrive à inclure le clavier dans sa musique de chambre, il est nécessaire de remonter un peu le fil du temps.
12 septembre 1840, le compositeur épouse Clara Wieck, compositrice et virtuose du piano. L’installation dans la vie conjugale et l’arrivée, juste un an après, d’un premier
enfant la tiennent un temps éloignée de la scène, à l’exception de deux concerts publics, où sa présence vole la vedette aux créations de deux symphonies de son mari (la Première, le
31 mars 1841, la version originale de la Quatrième, le 6 décembre suivant). En février 1842, Clara décide d’entreprendre une tournée avec Robert, qui, amer de ne pas focaliser
l’intérêt, l’abandonne le 12 mars pour regagner le foyer familial où sa femme ne le rejoindra que le 26 avril. De ce contexte tendu naîtront les trois Quatuors à cordes, opus 41,
composés entre le 4 juin et le 22 juillet, puis le Quintette et le Quatuor avec clavier, dont l’intention secrète est, en lui offrant des pages où le piano tient une place
prépondérante (le Quintette lui est d’ailleurs dédié) mais qui s’en tiennent à une dimension chambriste, de fixer Clara à ses côtés. C’est peut-être cette histoire de reconquête que
nous conte le Quintette pour piano et cordes, en réalité un véritable concerto pour clavier simplement réduit, comme on l’a souvent fait au XIXe siècle, à des effectifs de
salon. Sa parenté évidente avec la Troisième Symphonie « Eroica » de Beethoven, créée en 1805, dont il partage, outre la tonalité dominante de mi bémol majeur, un deuxième
mouvement en ut mineur au tempo de marche, est, à mon sens, révélateur d’une lutte pour le bonheur, affirmé dans le premier mouvement, mis en péril dans le deuxième, regagné de haute lutte,
après un Scherzo fébrile, dans le Finale où s’opposent l’héroïque et finalement victorieux mi bémol majeur et le douloureux sol mineur. À côté du déploiement d’énergie de cette partition aussi
ambitieuse que haute en couleurs, le Quatuor pour piano et cordes a souvent et assez injustement été jugé plus faible. Si la tension y est bien présente, elle y est nettement moins
exacerbée, comme si l’humeur combattante du Quintette avait réussi à tenir, en partie, les ombres menaçantes en respect. L’exaltation émaillée de tendresse du Sostenuto assai
liminaire est emplie d’amoureuse ardeur, le Scherzo d’une effervescence et d’une légèreté toutes mendelssohniennes, tandis que se déploie, dans l’Andante cantabile, une rêverie à la
fois tendre et recueillie, avant que le Vivace final n’emporte l’auditeur dans une apothéose fuguée radieuse, dont le caractère affirmatif se situe bien loin des ambiguïtés, résolues
in fine, du dernier mouvement du Quintette.
Ces deux œuvres de Schumann vont avoir une descendance fabuleuse et servir de modèles pour des compositions similaires de musiciens aussi différents
qu’entre autres Berwald, Franck, Dvorak, ou Fauré. Une des vertus majeures de la vision qu’en livrent aujourd’hui Éric Le Sage (photo ci-contre) et ses comparses est justement de réussir à
faire nettement entrevoir les promesses d’avenir que contient cette musique. On tient indiscutablement ici une interprétation de très haute tenue, à la fois très pensée et maîtrisée, mais
n’oblitérant pas, pour autant, la juste expression d’une vaste palette émotionnelle allant de la joie lumineuse aux noirceurs de l’angoisse en passant par la tendresse éperdue. Le discours,
grâce une indéniable tension dramatique mais aussi à un équilibre savamment entretenu, avance sans alanguissement dans les mouvements lents et fait montre d’une belle vitalité voire, par
instants, d’une âpreté bienvenue dans ceux qui requièrent plus de vivacité. Les instrumentistes sont excellents, et bien qu’ils ne forment pas à proprement parler un ensemble constitué, leur
écoute mutuelle fait merveille. Même si chaque individualité parvient à s’exprimer et à faire valoir ses atouts techniques et ses couleurs (le piano possède des teintes boisées absolument
splendides), personne ne cherche, en effet, à tirer la couverture à lui ou à en faire trop. La seule réserve, qui est avant tout affaire de goût, que j’émettrai sur cette très belle réalisation
concerne l’usage du vibrato, que j’aurais souhaité plus discret, la musique romantique pouvant en faire largement l’économie sans que sa dimension affective s’en trouve pour autant mise à
mal.
Ce nouveau volume de l’intégrale Schumann d’Éric Le Sage s’inscrit donc dans la même lignée d’excellence que ceux qui l’ont
précédé, et j’en conseille l’écoute à toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient découvrir ou redécouvrir le Quintette et le Quatuor pour piano et cordes dans des
conditions optimales d’interprétation, mais aussi techniques, la prise de son et les notes de présentation, signées par l’éminente schumanienne qu’est Brigitte François-Sappey, se signalant par
leur haute qualité. Un très beau disque pour ne pas oublier que 2010 fut également l’année Schumann.
Robert Schumann (1810-1856), Quintette pour piano et cordes en mi bémol majeur, opus 44, Quatuor pour piano et cordes en mi bémol majeur, opus
47.
Gordan Nikolitch, violon 1. Daishin Kashimoto, violon 2 (op. 44). Lise Bertaud, alto. François Salque,
violoncelle.
Éric Le Sage, piano Steinway.
1 CD [durée totale : 57’13”] Alpha 166. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Les volumes actuellement parus de cette intégrale sont disponibles en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Quintette pour piano et cordes, op. 44 :
[II] In modo d’una Marcia. Un poco largamente
2. Quatuor pour piano et cordes, op. 47 :
[IV] Finale. Vivace
Illustrations complémentaires :
Eduard Kaiser (Graz, 1820-Vienne, 1895), Robert et Clara Schumann, 1847. Lithographie, Bonn, Schumannhaus.
Photographie d’Eric Le Sage © Solea Management.