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Le beau combat

Publié le 26 septembre 2010 par Jlhuss

21989921.1285011571.gifLa France a inventé Mauriac pour rappeler au monde qu’il peut y avoir sur son sol des bourgeois intelligents, des catholiques de coeur et des hommes de droite audacieux. Ça n’a pas mal marché : jusqu’à conduire en 1952 notre petit Bordelais à Oslo, le jury du Nobel saluant une œuvre qui « pénétrait le drame de la vie humaine ». C’était au temps où l’on ne croyait pas encore que ce drame soit exclusivement social et sanitaire ; où la notion de péché ne faisait pas sourire ; ni le décret d’élire en soi les virtualités exploitables, de rayer les autres ; le temps où le dévoilement des « nœuds de vipères » tapis au fond de l’âme ne semblait pas aussi désuet déjà que la lampe à huile,  le « crime » de Thérèse Desqueyroux aussi fade que le sirop d’orgeat. Le  « drame de la vie humaine », c’est pourtant toujours simple et beau : juste le conflit de l’ombre et de la lumière, comme le combat du soleil et de la brume par ces matins d’automne où François Mauriac, vieil homme, attendait encore sur le perron de Malagar que le beau temps l’emporte contre l’hiver, la constance contre le relâchement, l’enracinement contre la dispersion et le battement du cœur contre la mort.

Arion


Notre-Dame de Septembre se dressait entre la brume du matin et le brouillard du soir. Si chaudes que fussent encore les journées, l’automne apparaissait dès l’aube pour s’évanouir au soleil de dix heures, mais il revenait avec le crépuscule, un peu plus tôt chaque jour ; car déjà il fallait allumer la lampe à l’heure de la soupe. Le repas fini, nous ne songions plus à nous étendre devant le perron, face aux étoiles ; mais nous faisions encore le tour du parc. Une voix criait : « Mettez vos pèlerines… » Ce qui nous retenait dehors plus que tous les mondes inhabités de l’espace, c’était l’odeur de l’automne qui naissait.
Les rentrées d’octobre devinrent, quand je fus étudiant à Paris, les rentrées de novembre. Elles le sont demeurées. Cette année encore, j’ai pu goûter, du même cœur qu’autrefois, les derniers rayons de ces vacances prolongées. Le brouillard du matin mettait chaque jour un peu plus de temps à se dissiper. Il y avait un instant de cette lutte entre le soleil et la brume où chaque fois nous perdions courage. Nous n’en pouvions plus douter : le soleil serait vaincu. Le brouillard était devenu cette muraille immense qu’a vue Baudelaire. Aucun signe ne parvenait jusqu’à nous du combat qui se poursuivait de l’autre côté. Il fallait donc s’y résigner : nous serions séparés pour tout un jour du soleil bien-aimé. Et un jour, cela compte à notre âge. Il est doux à tout âge de voir la lumière ; mais quand le déclin est venu, comment décrire ce bonheur d’être forcé de fermer les yeux quand le soleil de l’arrière-saison nous enveloppe de la dernière caresse à laquelle nous ayons droit en ce monde ? Un jour perdu…
Et puis nous reprenions cœur. Dans ce combat douteux, il suffit d’une flèche. Bien avant de l’avoir vue, à peine avons-nous deviné la trace lumineuse de l’une d’elles, que nous croyons la victoire assurée. La muraille bouge enfin. Elle devient une mer qui se retire et demeure dans les creux par flaques. Une longue voie lactée décèle le cours du fleuve invisible. Les bordures noires des arbres émergent comme des récifs à marée basse.
Durant la dernière semaine, nous aurons assisté presque chaque matin à ce combat et à cette victoire. Qu’y a-t-il de plus beau en ce monde ? Ma mère mourante jeta un dernier regard sur le jardin embrasé et dit que c’était cela qu’elle regrettait. Qu’y a-t-il d’autre au monde ? Si jamais je ne fus voyageur, si je le suis moins que jamais en ce soir de ma vie, c’est que comme tous les hommes qui ont reçu la grâce de vivre durant leurs vacances loin des villes, et dont la maison est bâtie sur une colline, j’ai à ma porte ces jeux de la lumière et du brouillard, et que je préfère à tout. Que trouverais-je ailleurs ? Il n’est pour chacun de nous qu’un endroit du monde où nous ayons part au secret du monde. Le pittoresque n’existe pas. Si nous ne sommes que des spectateurs d’un paysage étranger, si illustre soit-il, il ne nous apporte rien, hors la fatigue et le sentiment du temps perdu.
Nierai-je pourtant les plaisirs du voyage ? Ils tiennent pour les jeunes gens dans la joie physique du mouvement, sous quelque mode que ce soit. Mais ces plaisirs n’ont rien à voir avec la possession du monde dont le mystère ne s’accomplit qu’en un lieu où la terre nous connaît et où nous connaissons la terre.

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François Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, 1965


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