La suite du dossier : l’interview de Jean-Marie Charon
“Internet permettra aux journalistes de reconquérir leur liberté”
Sociologue des médias, enseignant, Jean-Marie Charon réfléchit depuis longtemps à la profession de journaliste, au journalisme et à ses mutations. Son prochain ouvrage à paraître en février s’intéressera à la presse en ligne.
CBN : La profession de journaliste est chahutée et questionnée. Mais, qu’est-ce qui a changé ces dernières années ?
J-M.C. : Il y a trois ans, lors des premières assises du journalisme, un sondage CSA m’avait frappé. Il montrait que 30 % des journalistes ne se voyaient pas finir leur carrière dans ce métier. Signe criant d’un malaise pour une profession qui reste très hétérogène. Quelques lignes de force peuvent être dégagées pour expliquer ce mal-être. D’abord, les journalistes n’ont plus la possibilité d’entretenir un rapport direct au monde. Nous assistons au développement sans précédent d’un journalisme de retraitement de l’information, de desk, au détriment de l’enquête et de la « création » d’information. Cette évolution liée aux difficultés économiques des médias donne aux journalistes une perception négative de leur propre métier. Il y a une réelle disjonction entre l’engouement pour ce métier et son rôle social et sa réalité qui s’assimile de plus en plus à un travail de bureau.
CBN : A qui la faute ? A la montée en puissance du digital comme certains le laissent entendre ?
J-M.C. : Si le digital a amplifié les tendances, il ne les a en aucun cas produites. Par contre, le numérique a clairement un impact sur le modèle économique des entreprises de médias. C’est aussi ce tournant que la profession est en train de négocier. Quel modèle économique demain dans quelles conditions de travail et sous quelle forme d’organisation ? Ce sont ces questions qu’il faut penser en même temps que celles sur le sens du métier. A mes yeux, le modèle de la grande rédaction, avec un statut de journaliste salarié et des services de documentation, a vécu. Les équipes seront plus souples, plus réduites et feront appel à de nombreux journalistes indépendants qui travailleront pour plusieurs supports.
CBN : Justement, quel sera selon vous le mode d’organisation des rédactions dans le futur et dans quelles conditions les journalistes exerceront-ils leur travail ?
J-M.C. : Comme je le disais, les rédactions vont devenir plus souples. Les journalistes devront apprendre à passer d’un support à l’autre avec tout ce que cela comporte comme techniques différentes. Les conditions de travail seront donc à la fois beaucoup plus fragilisantes et déstabilisantes qu’auparavant, mais en même temps, cette mutation incite la profession à innover, à inventer et à créer des choses nouvelles. Cela peut avoir un côté très excitant. Après l’organisation viendra « seule ». Faut-il faire une newsroom? Pourquoi pas, mais je crois que ce n’est pas une fin en soi. C’est plutôt une période transitoire. Un moyen d’arriver à un socle organisationnel simple à partir duquel on pourra reconfigurer les choses très facilement.
CBN : L’autre raison du malaise de la profession est cette interpellation constante des journalistes et la montée du slogan « tous journalistes ». Comment analysez-vous cette remise en question et cette perte de crédibilité ?
J-M.C. :: La mise en question des journalistes tient à plusieurs éléments. D’abord cette interpellation constante est le fruit de l’évolution de la société. De plus en plus de gens sont dépositaires d’un savoir et peuvent désormais se poser en situation d’égalité avec les journalistes. Cela modifie de facto le rapport entre les journalistes et la société. De plus, les domaines traités par les médias se sont considérablement élargis, du coup, les occasions de se confronter à la réalité et à la contradiction sont de plus en plus nombreuses. Enfin, et cela n’est pas inhérent à la profession de journaliste, mais à l’ensemble des professions intellectuelles (chercheurs, enseignants etc..), elles ont perdu de leur prestige. Tout cela combiné a favorisé l’émergence de cette idée saugrenue selon laquelle tout le monde pourrait être journaliste. La profession doit se réapproprier ses outils et ses spécificités.
CBN : Quels sont-ils ? Plus largement quel est le rôle des journalistes aujourd’hui?
J-M.C. : Le journaliste n’est pas un maître à penser, il n’est pas non plus un technicien, il doit au contraire jouer un rôle de médiateur, de mise en perspective, de hiérarchisation des informations, de décryptage et d’explication de la complexité du monde. De fait, pour s’en sortir, les journalistes doivent se recentrer sur ce qui fait le cœur du journalisme.
CBN : C’est une vision optimiste…
J-M.C. : Optimiste oui, puisqu’il est plutôt valorisant pour les journalistes de se concentrer sur le cœur de leur métier. Mais attention, vu qu’ils ne sont plus dépositaires d’une technique, et qu’ils ne sont plus les seuls à savoir, l’interpellation et les questionnements sur leur autonomie, la fiabilité de leurs informations et sur la façon dont ils les produisent va redoubler. C’est un débat appelé à durer et à s’amplifier. Or s’il est sain, il fait vaciller la profession en situation inconfortable au moment où elle vit l’un des plus grands tournants de son histoire.
CBN : Ce débat fait vaciller la profession…carrément ?
J-M.C. : Vaciller dans le sens où ce débat pour lequel je milite et qui, encore une fois, est très sain ne prend pas forcément en compte toutes les contingences inhérentes à la profession. Par exemple, c’est très bien de ramener les journalistes sur leur rôle et de leur demander des comptes, mais encore ne faut-il pas perdre de vue qu’ils sont dans des entreprises qui leur mettent des contraintes de plus en plus fortes. Ainsi, dans ces conditions, jouer un rôle de médiateur et de décrypteur devient plus compliqué. Les journalistes doivent expliquer un monde ultra complexe en allant très vite, en étant moins nombreux et en étant rentables.
De même, gardons à l’esprit en tant que citoyens, que les journalistes interviennent dans des contextes dans lesquels leurs sources sont des plus en plus armées pour contrôler leur communication. A contrario, les rédactions du fait de leurs difficultés économiques n’ont pas les moyens de donner tous les outils à leurs journalistes pour résister à cela.
CBN : Pour s’en sortir que doivent faire les journalistes : déclarer la guerre aux communicants ?
J-M.C. : Le mot guerre est exagéré, mais la puissance prise par les communicants est terrible. Il est difficile pour les médias d’avoir accès –de manière libre- aux décideurs. Il faut avoir cela en tête lorsque l’on juge de l’autonomie des journalistes.
CBN : Comment reconquérir cette autonomie ?
J-M.C. : Paradoxalement, elle ne reviendra pas par des organisations lourdes comme le furent autrefois les grandes rédactions. Elle reviendra et elle revient déjà grâce à internet. En effet, l’internet permet une réinvention du métier, cela permet aux journalistes de retrouver des projets éditoriaux motivants et une réelle autonomie dans leur travail. Je pense notamment au travail effectué du côté de Rue89 ou du côté de Mediapart, qui malgré de petites équipes, font l’agenda et participent à la redéfinition du journalisme.
Propos recueillis par David Medioni