C’est une autre image de la femme que nous présente Zara, mais pour le moins ambiguë. Sur cette planète où deux mondes se trouvent en fait imbriqués l’un dans l’autre, on découvre d’abord la personnalité d’Olive : curieuse et aventureuse, au moins à sa manière, c’est-à-dire qui ne satisfera certainement pas le lecteur adolescent et mâle, elle représente cette graine de folie douce caractéristique des femmes et qui a souvent poussé le genre humain hors des sentiers battus, vers des idées aux apparences d’abord insensées mais qui ont fini par s’avérer assez nouvelles pour devenir synonymes de progrès – avec tout ce qu’implique ce terme. En bref, son entêtement déraisonné, car en opposition avec les traditions de son clan, c’est-à-dire une autre image de l’austérité du père, lui permet de faire une découverte sensationnelle… mais aussi dangereuse.
Planche intérieure
Ce qui permet aux auteurs d’aborder le second monde de l’histoire – et dont ils donnent l’impression qu’ils en ignoraient l’existence jusqu’à ce qu’il se révèle à eux : la genèse de récits, en effet, a ses raisons que la raison ignore. Dans ce second monde se trouvent uniquement des femmes : dédiées toutes entières à creuser des galeries sans même savoir ce qu’elles y cherchent – peut-être de la lumière, peut-être de la nourriture –, elles se livrent périodiquement au ligam qu’elles appellent aussi, parfois, « grand géniteur » – car cette créature à l’apparence de cauchemar produit sur elles un effet qui se passe de commentaire. Plus tard viendront des hommes, des « vrais » comme on dit, mais qui auraient mieux fait d’aller chercher ailleurs la satisfaction de leur désir gonadique…
Les apparences féministes du récit s’étiolent peu à peu alors que la rencontre entre ces femmes et ces hommes s’approfondit : venus en conquérants assoiffés de victoire, ces derniers ne pensaient pas que les premières leur opposeraient une telle résistance, et encore moins que le sort qu’elles leur réserveraient serait aussi raffiné dans la cruauté. On reconnait bien dans une telle cécité un comportement typique des mâles – ici d’autant plus souligné par les accoutrements dont ils se sont affublés avant de « partir en guerre » – qui se font toujours pigeonner, et surtout de la manière à laquelle ils s’attendent le moins. Mais leurs désirs seront exaucés néanmoins, il s’avère juste que ceux de leurs proies étaient bien plus… disons, voraces.
Planche intérieure
L’image de la femme est donc ici paradoxale, voire contradictoire, même si elle reste assez fidèle à certaines conceptions du modèle qui l’a inspirée : sous ses apparences de conformisme et de douceur se cachent en réalité une curiosité et une sensualité qui lui font franchir toutes les limites – y compris les dernières : celle de leur propre survie comme celle du respect de la vie des autres. La chosification du mâle y atteint son stade ultime, celui du reproducteur pur et simple, seul à même de satisfaire vraiment le désir profond de ces dames – ou du moins celui sous lequel on les symbolise dans l’écrasante majorité des cultures depuis l’aube des temps, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Mais bien sûr, la réalité reste beaucoup plus nuancée que cette image-là, ici simplifiée pour correspondre aux besoins de l’intrigue, car ce second volume des Terres creuses se situe, d’une manière assez semblable au précédent d’ailleurs, dans le registre de la fantasmagorie – c’est-à-dire de l’image dont le sens réel demeure caché pour les yeux non avertis.
Ce qui d’ailleurs correspond assez bien à son sujet – cette image de la femme qui cache bien son jeu – mais l’affirme aussi, à travers son jeu complexe de significations, comme la création d’auteurs particulièrement doués…
Chroniques de la série Les Terres creuses :
1. Carapaces
2. Zara (le présent billet)
3. Nogegon (à venir)
Les Terres creuses t.2 : Zara, Luc & François Schuiten, 1985
Casterman, collection Univers d’auteurs, juillet 2010
72 pages, env. 18 €, ISBN : 2-203-02968-4
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