N'appelons pas ça une controverse. Appelons ça une démonstration, parmi tant d'autres, du mur étanche - et insonorisé - qui sépare le Québec du reste du Canada.
Un mur de gypROC (s'cusez-la) dont les joints ont été si bien tirés qu'on en oublie leur existence. Sauf quand il y a des dégâts d'eau.
Lundi, le groupe rock québécois Karkwa a remporté le prestigieux prix Polaris, remis par un jury au meilleur album canadien de l'année, toutes catégories confondues. L'équivalent canadien du «Mercury Prize» britannique, doté d'une bourse de 20 000 $ et fortement incliné vers le rock indépendant, a pour la première fois depuis sa fondation en 2006 récompensé un album francophone, Les chemins de verre.
«Pourquoi Karkwa?» titrait hier le quotidien torontois The Globe and Mail. Et le journaliste Brad Wheeler d'expliquer comment la victoire d'«un obscur groupe de art rock de Montréal» en a laissé plus d'un perplexe au Canada anglais. «En réalité, écrit-il, la décision était non seulement prévisible, mais, pourrait-on dire, prédéterminée.»
Le journaliste laisse ensuite entendre, tout en vantant les mérites des Chemins de verre et sans remettre en question le choix final du jury, que la forte présence de jurés francophones (un «Bloc québécois») aurait fait pencher le vote en faveur de Karkwa.
«Le jury de 11 membres est rempli («stocked») de gens qui s'appellent Marc, François, André et Philippe, a-t-il d'ailleurs écrit à la veille du vote. Est-ce que Karkwa, qui chante en français, a des chances? Oui (en français dans le texte).»
Un jury comptant des francophones est sans doute susceptible de prêter une oreille plus attentive à un album en français qu'un jury exclusivement anglophone. De là à expliquer le choix d'un lauréat francophone par la seule présence de jurés francophones, il y a un pas, à mon sens, qu'il vaut mieux ne jamais franchir. À moins d'avoir de solides preuves.
Sur les 11 jurés du prix Polaris 2010 (journalistes, blogueurs, diffuseurs), quatre sont francophones. Deux seulement habitent le Québec. Faut-il établir une corrélation directe entre la participation de deux jurés québécois et la victoire d'un groupe québécois dans un concours pancanadien? Faut-il présumer que les jurés francophones n'ont pas assez d'indépendance d'esprit pour voter autrement que pour un artiste francophone? Et conclure que sans la complaisance de «Marc, François, André et Philippe», Karkwa n'aurait jamais remporté le Polaris?
C'est ce qu'insinue Brad Wheeler, avec une condescendance tellement insidieuse, tellement consensuelle dans certains médias du Canada anglais, qu'elle passe pour acceptable. Au moment où les 10 finalistes au prix Polaris ont été annoncés, début juillet, le journaliste avait signé un article intitulé «Deux groupes francophones finalistes pour le Polaris» (les Québécois Karkwa et Acadiens Radio Radio). On peut dire qu'il a de la suite dans les idées.
Aurait-on idée de titrer, après le dévoilement des finalistes au gala de l'ADISQ: «Un groupe anglophone dans la catégorie du meilleur album de l'année» ? Pourquoi pas «Un auteur noir en lice pour le Prix du gouverneur général» ? Que ce soit pour souligner favorablement ou non «l'inclusion» du franco, de l'anglo, de la femme ou du Noir, la condescendance est la même.
J'ai parlé à Brad Wheeler hier. Il a semblé étonné du parfum de controverse entourant son texte, même s'il a reconnu qu'il avait cherché à provoquer une réaction avec sa formule du «Bloc québécois». No kidding.
Brad Wheeler connaît bien le prix Polaris. Il a participé à son jury l'an dernier. «Il y avait un groupe francophone en lice: Malajube. On ne savait pas ce qu'il chantait! a-t-il regretté sincèrement. Chanter en français a certainement nui à ses chances. Ça peut seulement aider un groupe quand on sait ce qu'il raconte. C'est difficile pour un jury de récompenser un album dont il ne comprend pas les textes.»
Le journaliste du Globe and Mail, le quotidien le plus réputé au pays, certainement pas le plus «anti-Québec», m'a confié cette «évidence» de manière toute naturelle, comme si cela allait de soi. C'est sûr que si tu chantes en tagalog, tu peux pas t'attendre à gagner des prix.
C'est sûr. En passant, s'il y a des journalistes du Globe and Mail qui se demandent si c'est parce que Pierre, Jean et Jacques siègent au comité de sélection du candidat canadien à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère qu'Incendies, de Denis Villeneuve, a été retenu, j'ai une réponse toute prête: une langue étrangère, semble-t-il, c'est tout sauf l'anglais. Mais ça, ils le savent déjà.
Article de Marc Cassivi, La Presse, Publié le 23 septembre 2010