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Nietzsche et les mouvements de masse

Par Argoul

Parce que certains nazis ont voulu récupérer le philosophe allemand à la suite de leur admiration pour Wagner, parce que la sœur de Nietzsche a déformé volontairement sa pensée en publiant un choix de textes inédits sous le titre de ‘La volonté de puissance’, on a longtemps ostracisé Nietzsche sous prétexte d’inacceptable.

Or Frédéric Nietzsche n’a rien à voir avec l’antisémitisme, ni avec le nazisme, ni même avec « l’esprit allemand ». Il a suffisamment vilipendé la lourdeur allemande dans son œuvre - la boursouflure wagnérienne, l’étatisme total hégélien, l’idéalisme moral kantien – pour prouver qu’il n’a pas inspiré le nazisme. Pas plus que Victor Hugo n’a inspiré Lénine. Encore faut-il considérer toute l’œuvre dans son ordre d’évolution, et seulement l’œuvre approuvée, organisée et publiée par l’auteur. Que dit-il ?

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« J’ai besoin de compagnons vivants qui me suivent, parce qu’ils veulent se suivre eux-mêmes partout où je vais. (…) Ce n’est pas à la foule que doit parler Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne doit pas devenir le berger et le chien d’un troupeau ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 9).

Nietzsche est un philosophe pour ‘happy few’, pour une élite d’égaux, pas pour les foules. Fascisme, nazisme, communisme et populisme s’adressent au contraire aux foules, aux masses, au peuple tout entier. Le philosophe, lui, ne cherche à s’adresser qu’aux individus concrets, pas aux multitudes anonymes. Comme Socrate il a des disciples, pas des adeptes. Il n’est pas un gourou qui impose sa Vérité mais un maître qui accouche de chacun. « Je vois beaucoup de soldats : puissé-je voir beaucoup de guerriers ! On appelle ‘uniforme’ ce qu’ils portent : que du moins ne soit pas uni-forme ce qu’ils cachent en-dessous ! » (I – de la guerre et des guerriers). Les soldats sont comme les fourmis : programmés pour tuer et obéir ; les guerriers sont différents, ce sont les condottieres, les samouraïs et les chevaliers : les armes sont pour eux une voie vers la sagesse.

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Les soldats sont nés avec la Révolution française et avec l’État-nation. Les aristocrates étaient des guerriers, restant eux-mêmes dans la bataille, pas des conscrits militants embrigadés dans la masse et enivrés de propagande nationaliste. D’où cette citation célèbre de Nietzsche : « L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : ‘Moi, l’Etat, je suis le Peuple’ » (De la nouvelle idole). Un peuple est organique, né de la tradition et de l’histoire ; l’Etat est une construction artificielle – une superstructure bureaucratique manipulée par quelques-uns à leur profit (parti, caste ou classe).

Nietzsche le dit implicitement, lui qui se méfiait de la démagogie des peu éduqués : la démocratie est le moins mauvais des États. Cela parce qu’elle fait participer au plus large, favorise le débat et remet en jeu les mandats régulièrement. Le peuple a le sentiment d’être un lorsqu’il défend ses frontières ; l’Etat a besoin de la propagande (ce mensonge) pour exalter les individus et les fondre en une masse manipulable. « L’Etat est un chien hypocrite comme toi-même ; comme toi il aime à parler en fumée et en hurlements, pour faire croire, comme toi, que sa parole sort des entrailles des choses. Car l’Etat veut absolument être la bête la plus importante sur terre ; et on le croit » (id – II, Des grands événements). Fumée et hurlements, on imagine sans peine les barricades ou la Bastille, la prise du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, les grandes foules de Nuremberg, ou les masses adulant Mao sur Tien An Men. On constate aussi sa forme plus subtile : les images dramatisées de CNN, les accusations gratuites fondées sur de vagues photos satellites pour attaquer l’Irak – et forcer l’opinion.

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Pour Nietzsche, l’Etat ne peut donc être qu’un État-spectacle : comment entraîner l’adhésion des foules démocratiques autrement ? « Le grand succès, le succès auprès des masses n’est plus du côté de l’authenticité – il faut être comédien pour l’obtenir ! Victor Hugo et Richard Wagner – ils signifient une seule et même chose : que dans les civilisations de décadence, partout même où le pouvoir souverain tombe aux mains des masses, l’authenticité devient superflue, nuisible, elle met à l’écart. Le comédien seul éveille le grand enthousiasme » (Le cas Wagner, 11).

Ce paragraphe pourrait paraître prophétique, un demi-siècle avant les mouvements de masse du communisme et du fascisme – mais il ne fait que reprendre la critique de Platon sur les rhéteurs. La rhétorique n’aboutit jamais à la vérité, dit Platon, parce qu’elle doit convaincre la foule et pas l’individu concret devant soi. La rhétorique est théâtre, spectacle, manipulation des idées. Elle n’est en rien authentique, elle recherche l’effet, pas la vérité. La rhétorique est construction qui vise à entraîner derrière soi, pas la philosophie qui est dialectique pour découvrir le vrai derrière l’apparence des choses.

L’être authentique est lui-même, énergie qui va comme la course du chat ou le jeu de l’enfant, surplus qui déborde par générosité vitale. Sa force interne le fait créer, défier, gagner ; elle façonne son style, impose sa marque.

Le comédien, à l’inverse, ne déborde en rien d’énergie : il singe, il calcule au plus juste. Il n’use de la forme que pour l’effet produit ; c’est un illusionniste qui manipule les mythes et joue les sentiments pour influencer la foule passive, au spectacle.

‘L’homme supérieur’ (catégorie philosophique) est puissant par son énergie interne, sa ‘volonté’ ; le politicien dictateur n’a de puissance que par l’appareil du parti et de l’Etat, tout extérieur à lui-même. Si le premier est généreux (Napoléon 1er, de Gaulle, Kennedy, Obama…), le second est volontiers haineux et paranoïaque (Hitler, Staline, Mao, Nixon, Pol Pot, G.W. Bush…). L’Etat est un parti qui a réussi : il n’y a rien de plus urgent que de limiter son pouvoir par d’autres pouvoirs, faire que les institutions s’équilibrent à l’intérieur.

Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Folio ou Livre de poche

Michel Onfray et Maximilien Le Roy, Nietzsche en BD, édition Le Lombard, 18.05€


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