Je m'en souviens. J'avais quinze ans, presque seize, en février 1981. Je m'en souviens confusément. Des images troubles. Un hémicycle ressemblant à l'Assemblée Nationale, la nôtre, au centre duquel surgissent des gardes civils avec leur tricorne ridicule, des cris, des coups de feu et les députés présents qui se couchent. Un coup d'état manqué, en Espagne. C'était le 23 février 1981, à Madrid, en Espagne. Ce dont je ne me souviens pas, ce sont les trois figures centrales de ce livre : Adolfo Suarez, le général Gutierrez Mellado et Santiago Carillo. Le premier était alors le président du gouvernement espagnol, démissionnaire. Le second, ancien militaire franquiste à la retraite, ministre. Le troisième, historique leader du Parti Communiste Espagnol (PCE), député. Alors que tous les autres se cachent comme ils peuvent répondant ainsi à la brutal injonction des gardes civils armés, ces trois là restent assis sur leur siège.
C'est sur ces trois figures désormais héroïques que Javier Cercas, romancier espagnol, centre son récit. Sur ces trois hommes symbolisant à la fois l'ancienne et la nouvelle Espagne. L'ancienne car ils sont, chacun à sa manière - Adolfo Suarez, phalangiste, enfant du franquisme, président du gouvernement de transition qui amena l'Espagne de la dictature à la démocratie parlementaire ; Gutierrez Mellado, militaire franquiste, combattant de la guerre civile, héros de la division Azul qui combattit les Russes aux côtés des nazis, puis Ministre des armées du gouvernement Suarez ; Carillo, figure historique de la résistance communiste au franquisme, chef du PCE désormais légalisé par Suarez – de purs produits de l'ère franquiste. La nouvelle car ce sont eux qui ont déconstruit cette Espagne pour en porter une autre sur les fonds baptismaux de la démocratie. Ils l'y ont portée en renonçant, l'un à la lutte permanente, les autres au système qui les avait élevé, au nom d'une réconciliation imparfaite sur les ruines et les ossements de milliers de morts, à jamais tus et scellés, contre vents et marées, contre la haine des leurs qui leur reprochaient ce renoncement à une cause entendue pour une autre, imprécise, imparfaite et floue, une nouvelle Espagne.
Ce 23 février1981, quelques minutes à peine avant le début du coup d'état, Suarez, Gutierrez Mellado et Carillo sont certainement les trois hommes les plus détestés d'Espagne. Suarez parce qu'après avoir mené tambour battant et avec une habileté politique diabolique les réformes de l'ère post-franquiste, il s'est avéré un piètre politique de temps de paix, incapable, à force de compromis, de faire face à la monté de la violence de l'ETA qui, en cette période, assassine à tour de bras ; incapable aussi d'emmener plus loin l'Espagne sur le chemin du renouveau économique et social. Gutierrez Mellado parce que sa fidélité à Suarez en a fait la bête noire des siens, les militaire, lui le héros de deux guerres, qu'ils accusent de lâcheté et de compromission. Carillo enfin, parce que la légalisation du PCE est resté coincée comme une arrête dans la gorge de la droite espagnole et des militaires pour lesquels il représente le mal absolu, dans la gorge aussi des communistes qui l'ont vu renoncer à quelques uns des dogmes structurants du PCE historique : la révolution, le marxisme-léninisme, le refus des alliances avec les partis « bourgeois ».
Dans mes souvenirs de l'après coup d'état manqué, il y a également un militaire moustachu, bravache et ridicule, ce lieutenant-colonel Tejero, qui brandissait son arme au milieu de l'hémicycle. Il me semble que la presse disait alors de lui qu'il était le chef militaire et l'instigateur de ce coup de force. Voué dès sa conception à l'échec et au désaveu. Il me semble également que l'époque vit naître un quasi saint, Juan Carlos Ier, roi d'Espagne, figure à son tour héroïque du refus de la violence qui, le temps d'un discours, prouva au monde que l'Espagne et le roi qui l'incarnait alors étaient viscéralement attachés à cette toute jeune démocratie au point de braver les militaires, de les désavouer, lui le chef suprême des armées, et de leur demander de retourner à l'abri de leurs casernes parce que cette Espagne là, celle de 1981, ne voulait plus d'eux, n' était pas celle de 1936, ni celle de 1939, encore moins, celle, en larmes, de 1975, qui pleurait son Caudillo.
Mais c'est faux. Tejero était loin d'être seul. Il était loin d'être un matamore ridicule et illuminé. De fait, ce coup d'état, l'Espagne entière l'attendait, et certains même l'espéraient. Cercas, à coup d'articles de presse émanant d'organes de tous bords, d'extraits de discours prononcés par certains des tenants de cette démocratie parlementaire, prouve que le coup d'état et le remplacement du gouvernement de centre-droit par un gouvernement de coalition dirigé par une figure militaire était dans l'air du temps et dans toutes les têtes du Madrid politique. Suarez exaspérait tout de monde, de ses anciens partisans à ses plus farouches contempteurs, tous souhaitaient le voir disparaître de la scène, brutalement expulsé par un salvateur coup de balai, un électrochoc politique qui rendrait ses esprit au pays et le sortirait de l'ornière. Le roi même, que l'histoire officielle a transformé en rempart de la démocratie, disait à qui voulait l'entendre dans les mois qui précédèrent ce 23 février, son souhait d'être débarrassé, coûte que coûte de ce très gênant Suarez qui mettait sa couronne en péril.
D'autres soldats, Millan à Valence, Armada à Madrid, des capitaines généraux en charge de commandements régionaux, des membres directeurs des services de renseignements, conspirèrent contre la démocratie et élaborèrent un coup d'état qui fut tout sauf improvisé par quelques illuminés. Car tout le monde pensait agir ici au nom du roi et se réclamait à chaque instant de son autorité. Ce 23 février, les militaires putschistes qui se préparaient à occuper le parlement étaient sûrs de leur fait : ils allaient réussir et sauver l'Espagne avec l'appui – ou tout au moins l'assentiment – des Espagnols.
Le coup d'état selon Cercas était un coup de billard à deux bandes. Tejero occupait le Parlement et empêchait ainsi le vote qui devait déboucher sur l'élection de Calvo Sotello comme nouveau président du gouvernement. Millan et d'autres capitaines généraux occupaient militairement et neutralisaient les plus grandes villes espagnoles en guide de démonstration de force. La division Brunete, fer de lance des troupes d'élite espagnoles équipée de chars AMX – le top de l'époque, entrait dans Madrid. Armada, ancien secrétaire du roi, se présentait au palais royal de la Zarzuela et offrait de négocier avec Tejero qui exigeait alors la formation d'un gouvernement de coalition nationale, auquel auraient collaboré comme un seul homme tous les partis de gouvernement, des socialistes à la droite. Armada, n'écoutant que son devoir, proposait alors de prendre la tête de ce gouvernement provisoire. Le tour était joué. Le coup d'état dur remplacé par un coup d'état mou et tout le monde était content. L'Espagne était sauvée. Le roi était sauvé. La démocratie était sauvée, un peu dans le coma, mais c'était pour son bien.
Bon, ça ne s'est pas passé comme ça. Le roi, méfiant, à refusé de recevoir Armada et a préféré le tenir à l'écart du palais et par là des négociations. Les militaires également qui ont douté de l'approbation implicite du roi devant cette aventure ont rechigné pour la plupart à quitter leurs casernes et quelques heures après la prise du Parlement, Juan Carlos intervenait à la télévision, exprimant son désaveu de putschistes, leur demandant de retrouver leurs quartiers au plus vite et réitérant sa confiance dans les institutions démocratiques du pays. Caramba, encore raté !
Et nos trois bonshommes dans tout ça ? Suarez qui reste droit sur son siège à l'entrée des militaires, Gutierrez Mellado qui se lève et ordonne aux soldats de se retirer, Carillo qui s'allume une clope ? Et bien rien. Ils sont pris à part, isolés dans des salons jouxtant l'hémicycle et attendront comme les autres la libération du Parlement aux petites heures du lendemain. Mais ces images télévisées, enregistrées par le circuit interne de l'assemblée. Ces soixante et quelques minutes de télévision furent ensuite diffusées à longueur de journée dans le monde entier et ce qu'on y voit, ce sont des députés à plat ventre et trois têtes de cons qui refusent de se coucher, par fierté, par fatalisme, par orgueil, allez savoir.
Ces trois destins, Cercas les passe au crible et en fait trois romans de l'Espagne du XXe siècle. Ces trois hommes que tout opposait et qui ont renoncé à tout pour ne pas renoncer à l'essentiel, leur croyance en une autre Espagne, moderne et démocratique, accueillie parmi les nations. Il faut lire ces pages consacrées à ces « héros de la défaite », à leur union contre nature.
C'est sans doute pour cela que Cercas n'a pas voulu faire de son livre un essai politique ou une de ces biographies plurielles que l'on lit parfois. Parce que pour comprendre ce qui s'est passé au cours des cinq années de transition démocratique qui ont précédé le 23 février et les heures qui ont suivi l'entrée des militaires à l'assemblée, il fallait être romancier, pas historien ou politologue. Anatomie d'un instant est donc un texte littéraire qui emprunte à divers genres : à l'épopée, au récit d'actualité, à l'enquête politique, à l'histoire contemporaine, au document journalistique, mais qui n'en constitue pas moins un bel ouvrage de littérature. Et comme tous les grands romans, il éclaire le réel mieux que ne le saurait faire la plus puissante des analyses.
Javier Cercas, Anatomie d'un instant, Actes Sud, septembre 2010