3 septembre 2010
À travers le jour qui glisse sous la porte, je tente de deviner le temps qu’il fait ; je l’imagine resplendissant tant la lumière crue, blanche, laisse son liseré craquant s’étaler sur le carrelage de la chambre, tandis que des oiseaux lancent leur musique atonale sur fond de froissement gras, feuilles de palmiers sans doute qu’un souffle heurté déchire dans l’air déjà chaud du printemps de septembre. Mon rêve, ma vie, je songe aux brumes de chez moi, je plains un moment les cimes des hêtres et des chênes que j’ai abandonnées à la fraîcheur naissante, mais un oiseau malin revient faire sa cour virtuose, sèche. Un éclair : le souvenir d’une poignée de main à la fin d’un concert, j’avais vingt ans, nous étions une quarantaine dans cette salle de province glacée et l’homme avait tenu à nous serrer à tous longuement la main après la présentation ébouriffante de ses œuvres… la poigne était lourde, chaude, ferme et de sous ses cheveux blancs, il nous avait donné à chacun comme un message, un merci sincère, viatique inoubliable… oui, les oiseaux, le Catalogue d’Oiseaux, oui, c’était bien lui, Olivier Messiaen, le compositeur absolu mais maître modeste qui, pour réenchanter la nature, l’avait imitée à l’aide du piano et des Ondes Martenot… joie étonnée du jeune homme, était-ce bien moi ? Oui, sans doute, je n’invente jamais rien, et je me demande pourquoi nous étions si peu et pourquoi ce si peu m’avait ému à ce point… la musique contemporaine, bien sûr. Mais au fait, celle de Messiaen ne l’est déjà plus, aujourd’hui, quarante ans plus tard… et il a fallu ce voyage au Brésil pour que me revienne cet instant de bonheur total, cette poignée de main, ce sourire, cette voix… et tout cela à partir du chant inconnu d’un oiseau exotique ! L’espace franchi en avion s’est fait temps, musique, chaleur… il faut décidément que je me lève pour essuyer mon visage. La voix de o meu filho à travers la porte n’arrange rien. « Tu verras, c’est le meilleur café de la ville ! »
Nous marchons sous l’écrasante moiteur des rues. La Reine est en robe comme il se doit ; on boit le café violent, superbement sec, à côté d’hommes qui attaquent la journée à la bière en plein soleil, visages cuits aux trait indiens, ils parlent à peine puis se lancent soudain dans un flot tranquille de syllabes ; malgré les explications de o meu filho, je ne peux pas croire qu’ils se disputent, le ton est égal, balayé par la brise qui fait voler les mots loin de nous. Ils se querellent à propos du football : cela vaut mieux que de s’étriper à la machette. Un ballon, deux fois onze joueurs, la belle invention !
On va à la plage ? On y va. Cela fait deux jours que je suis arrivé, elle est à deux cents mètres, pourquoi n’ai-je pas… je suspends mon objection, mille motifs, cent explications, à quoi bon ? La descente vers la mer sur les pavés inégaux est un délice, des arbres dépeignés par le vent caressent les toits légers tout de tuiles vêtus ; la langue inconnue anticipe l’écrasement des lames, craquements humides des syllabes concertées. La Reine des Lieux s’arrête tous les vingt mètres pour serrer des corps, jeunes et vieilles ; on s’étreint au milieu des motos et des buggies qui dévalent en hâte vers les flots. Je ne suis pas impatient, je traîne même un peu ; retarder l’éblouissement. Des magasins de luxe côtoient d’innombrables restaurants et cafés devant lesquels on balaye les feuilles avec acharnement.
C’est bien plus qu’une plage ; une immense baie de sable blanc s’offre sous nos pas glissés. L’océan. Les vagues solides me rappellent une vieille chanson : « Y’avait les chevaux d’la mer/ Qui venaient fracasser leurs crinières/ Devant le casino désert ». Il n’y a pas grand monde ; nous esquivons les chaises et tables qui font encore écran et on enjambe quelques corps posés là, comme s’ils avaient accepté l’évidence : la mer, on ne va pas plus loin. Mon esprit emberlificoté s’amuse à faire le chemin inverse, suggéré par la houle qui nous souffle en pleine face : c’est ici que les Portugais vers 1500, m’a-t-on dit, ont abordé ce qui allait devenir le Brésil, apportant le monothéisme et les massacres. La splendeur des falaises rouges a dû attirer leurs vaisseaux débordant d’armes et de chevaux. Je repense aux « chevaux de la mer » de la chanson qui m’obsède… ce sont eux qui me cachaient les conquistadores. Puis vient un vers détaché de la chanson qui m’étouffe brusquement : « Et moi qui suis vieux comme l’hiver »… Là, bien sûr, je marque une pause ; les futurs mariés, souriant au soleil, m’attendent patiemment et je les rejoins au petit trot, les sandalettes à la main ; évidemment, ils ont vu ma perplexité… « J’admirais », dis-je, et c’est vrai, rien de plus vrai. Puis, apercevant mes pieds rayés par le port des sandalettes où le bronzage n’a pas pu s’appliquer uniformément, La Reine des Lieux esquisse un rire ; brune comme le soir tiède, elle découvre le miracle du bronzage, je crois qu’elle m’envie un peu d’avoir une peau qui s’ombre au soleil ; nous rions bientôt tous les trois et comme l’atmosphère nous y pousse, nous nous installons à l’écart et o meu filho sans nous consulter commande une bière… à midi ! La bouteille est pour trois, glacée, emballée dans un corset de polystyrène qui la protège de la chaleur. Plus tard, à quelques pas, la Reine des Lieux s’enveloppe dans un châle bleu et sommeille longtemps à même le sable pendant que o meu filho s’en va explorer au loin les creux de la falaise, les failles, les passages survolés par des condors qui se reposent en l’air, immobiles, tenus sur place comme des cerfs-volants par la brise imperturbable.
J’essaie de m’habituer au paradis… difficile ; je cherche en vain une laideur, une tache, un angle de misère. Rien. Vers le soir enfin, comme on est vendredi, des gens du bout de la semaine aux corps gras se multiplient alentour, tirés par des chiens immondes, et je me surprends à examiner l’horizon, oui, je lève finalement le regard et j’aperçois une ligne parfaite jamais vue auparavant. Elle taille son trait vif dans le ciel ; au-dessous, l’océan est plus sombre que partout ailleurs, presque violet, et je me dis que c’est sans doute dû à la courbure du globe – ici de l’océan – qui fait repasser la part de l’eau que l’on ne voit plus dans la transparence de la part d’océan que l’on voit encore. Je rêve longtemps de ce violet inattendu qui vient toucher le fil de l’horizon tendu au cordeau. Comme je ne suis sûr de rien, voyageur sans guide, sans explication, je me sens plus libre que l’oiseau qui se plaint là-bas, caquète sur des notes impossibles, découpant contre le fracas blême des vagues, des zébrures sans fin. À ce moment, la musique épurée, débarrassée de ses séductions habituelles, devient aussi réelle que mon souvenir des mélodies aventureuses d’Olivier Messiaen et je revois dans l’écume éblouie par les rayons déclinants, carrément grise, la chevelure du compositeur que j’avais oubliée ou à peu près. Je me souviens à propos que désormais c’est moi qui porte sur la tête cette écume des décennies. Heureusement la nuit a dégringolé à vive allure, on n’y verra plus grand chose avant demain matin.
Au retour, je marche loin devant, dans une obscurité relative où tous les parfums de la terre et de la mer se mêlent une dernière fois. Je crois apercevoir au loin une barque qui se rapproche insensiblement de la baie où j’avance sans plus penser.