Si Croisière sans escale compte parmi les classiques de la science-fiction, ce n’est pas pour son thème – battu et rebattu maintes fois – mais pour l’inversion qu’il en propose : ici, le vaisseau générationnel n’est pas l’espoir d’un futur nouveau sur un monde lointain où le plus beau reste à venir, mais au contraire le point de départ d’un cercle vicieux dont aucun des occupants du navire ne peut s’échapper. D’où le titre original, Non-Stop, qui traduit très bien l’esprit de spirale descendante caractéristique d’une idée époustouflante en théorie mais en fait bien fragile en pratique.
Ce qui est somme toute assez attendu. D’abord sur le plan du pur réalisme technique : le vaisseau générationnel ne pouvant dépasser la vitesse de la lumière, son voyage vers une autre étoile représente une expédition de plusieurs générations ; d’où le nom de ce type de navire, et la nécessité pour son équipage de compter plusieurs milliers de personnes au moins afin de coloniser la planète de destination en une seule traversée dont seuls verront la fin les descendants du personnel initial du vaisseau. Un tel projet tient bien sûr d’une certaine folie compte tenu des dangers que recèle le périple – astéroïdes errants, pannes du système de survie, hostilité des autochtones du monde ciblé, etc.
Ensuite, sur le plan strictement littéraire : en cette fin des années 50, l’optimisme techno-scientifique de l’« Âge d’Or » de la science-fiction s’essouffle et de nouvelles inspirations – plus sombres en apparence mais surtout plus contestataires sur le fond – apparaissent et revisitent les thèmes classiques avec une certaine désillusion – signe de pessimisme, certes, mais aussi d’une forme de maturité : la science n’apparaît plus uniquement comme un moyen de progrès et l’incertitude des passions humaines, sel de tous récits, reprend ses droits. Lors des deux décennies suivantes, les 60 et 70, un tel revirement prendra la forme de la New Wave.
Sans compter qu’il y avait tout de même quelque chose de profondément inhumain dans l’idée d’envoyer dans l’espace l’équivalent de la population d’une petite ville dans l’espoir qu’elle y trouve un havre de paix où bâtir les bases d’une nouvelle civilisation : même en dehors des dangers potentiels du voyage lui-même, la condamnation est sans appel pour ces générations futures qui ne demandaient peut-être pas un tel honneur ; le plus simplement du monde, c’est leur liberté qu’on prend en otage en embarquant dans un tel voyage – tout à fait le genre d’évidence qui échappe aux rationalisations extrêmes des esprits trop scientifiques.
Mais ce n’est pas le sujet qu’a choisi Brian Aldiss comme base de ce roman : à y regarder de près il ne s’agit que d’une autre expression du thème de la vaste machine d’autant plus sophistiquée que les conséquences de la moindre de ses pannes peuvent vite s’avérer catastrophiques pour un modèle de société tout entier – ce qui néanmoins correspond tout à fait à une certaine définition de la science-fiction.
Et voilà comment Croisière sans escale acquiert un statut d’œuvre classique : non en révolutionnant le genre auquel il appartient mais au contraire en s’y conformant, avec toutefois une pointe d’originalité aux accents nettement iconoclastes…
Croisière sans escale (Non-Stop, 1958), Brian Aldiss
Gallimard, collection Folio SF n° 290, septembre 2007
416 pages, env. 8 €, ISBN : 978-2-07-034472-7
- Prix spécial British Science Fiction en 2007
- d’autres avis : Yozone, Efelle, Nebalia, Bibliotheca, Naufragés Volontaires
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