Pour de nombreuses plumes, surtout africaines et maghrébines, l’immigration est un passage littéraire incontournable. Driss Chraïbi dans « Les Boucs », Tahar ben Jelloun dans « Partir », Abdelwahab Meddeb dans « Fantasia » : chacun aborde, avec son prisme personnel, cette réalité qui se dérobe sous des faux-semblants, des fantasmes de recommencement. Avec son dernier roman, « Celles qui attendent », Fatou Diome se penche sur le quotidien des femmes qui restent au pays, forcées de s’accommoder du vide laissé par des hommes engloutis par l’Europe. Bien que peu originale, cette perspective permet à l’auteure de déployer une plaisante fresque sociale. Un peu trop plaisante, peut-être…
Niodor. Le nom de cette petite île, située dans le delta du Saloum, au sud-ouest du Sénégal, passe presque inaperçu dans le flot de la narration. Pourtant, le rythme du récit, les vies qu’il décrit, portent la marque caractéristique de cette société insulaire, où « le quotidien n’est pas avare de nuances et où la boule de l’existence tourne à sa guise ». Au gré des départs, et des retours, dont on ne sait jamais trop quoi attendre. Alors, « Mektoub ! disaient les sages et les fous. (…). L’Atlantique peut toujours rugir, il ne rugira jamais assez fort pour étouffer l’éloquence des soupirs. Or, ce sont les soupirs qui disent mieux le poids de la vie. »
Ces soupirs qui se perdent dans le « ventre de l’Atlantique », Fatou Diome a cherché à leur donner un timbre, une voix qui les fasse sortir de l’anonymat. A travers une narration traditionnelle, à la troisième personne, elle parvient à donner corps à quatre femmes figées dans l’attente de leurs hommes. En Lamine et en Issa, partis pour l’Espagne dans l’espoir d’en revenir plus riches et auréolés d’un prestige nouveau, Arame et Bougna attendent leurs fils. Quant à Coumbia et Daba, hâtivement mariées aux deux immigrants avant leur départ, elles sont condamnées à la solitude du port d’attache, et à des noces suspendues au hasard de l’aventure européenne de leurs conjoints. C’est alors leur façon de bricoler le quotidien, de le tordre pour le rendre plus confortable, que dépeint Fatou Diome, dévoilant ainsi leur intimité. Celle leur âme, et celle de leur corps.
C’est la composante très physique de son écriture, presque charnelle, qui distingue le plus cette œuvre du « Ventre de l’Atlantique », le premier roman de Fatou Diome. Ici, fatiguée peut-être, elle ne fait plus d’allers et retours entre l’Europe et l’Afrique, ni entre les fantasmes et la réalité, celle qui stagne au « pays ». Elle ne va pas non plus voir du côté des immigrants, comme dans Inassouvies, nos vies. Non, elle reste à Niodor et dit le temps qui passe dans l’absence, le corps qui change dans l’attente. Oui, toujours dans l’attente. Souvenirs de lointains émois amoureux, sécheresse des sensations présentes, rires et danses forcés… Tout cela se mêle, sans jamais laisser place au misérabilisme.
Mais, par moments, le calme et fluide récit s’interrompt pour laisser place à des allusions à l’actualité politique qui, bien que brèves, perturbent la courbe dessinée par les sentiments féminins. Immigration choisie et coups de force de Nicolas Sarkozy font l’objet de réquisitoires beaucoup moins délicats que l’ensemble, dans lequel ils peinent à se fondre. Ce n’était pourtant pas nécessaire pour comprendre la dimension politique de l’ouvrage, en une période où ne se comptent plus les scandales touchant aux politiques européennes de l’immigration. La société africaine n’est pas épargnées par le regard acerbe de l’auteure : certaines coutumes familiales, dont la polygamie est la principale, sont dénoncées. Mais ces prises de position sont mieux intégrées à la narration, et sonnent bien plus juste que les premières critiques, celles qui visent l’Europe.
Dans l’ensemble, on ne laisse mener avec plaisir par les mots de Fatou Diome. C’est sans doute cela qui est problématique : voulait-elle nous donner du plaisir ou nous imposer une réalité dérangeante ? Difficile à dire. Toujours est-il que nous, nous aurions bien aimé être un peu plus secoués dans notre lecture, et en ressortir avec un angle de vue différent sur ce sujet bien connu…
Celles qui attendent, Flammarion, août 2010, 329 p., 20 €