Le trading pour les nuls

Publié le 22 septembre 2010 par Variae

On trouve parfois de jolies perles dans les mails publicitaires qui s'échouent dans l'anti-spam. Échantillon pêché il y a quelques jours : " Initiez-vous au Trading, votre formation sans frais ". Plutôt amusant dans le climat d'opprobre général qui entoure la profession. Plus surprenant est en revanche l'expéditeur dudit courriel : Libération. " Liberation.fr a sélectionné pour vous cette offre : Devenez un Trader Professionnel ! ". Suit la photo d'une sémillante jeune femme en tailleur, cheveux sagement tirés en arrière, en surimpression sur un planisphère. Que faut-il en conclure ? Grâce au trading, le monde vous appartient ? Merci Libé pour le tuyau ?


Depuis la crise des subprimes, le trader fait figure d'antéchrist. On en a tout dit, leur soif insensée de profit, leur culture de l'exploit financier testostéroné, leur faible santé mentale, encouragée par une formation poussant dangereusement à l'abstraction. Le dernier et le plus horrible avatar du capitalisme " financiarisé ". Alors pourquoi une telle annonce envoyée par Libération ? Libération, dont le patron et éditorialiste s'acharnait sur les banques au moment où elles étaient à genoux, gravant le portrait à l'acide des capitalistes honnis ? " Comme des fourmis hors de la fourmilière renversée, ils courent en tous sens dans une noire panique, se réunissant la nuit dans des bureaux vides, appelant maman Etat au secours avec des cris déchirants ou bien ourdissant, tels de farouches bolcheviks, la nationalisation soudaine des plus grandes banques de la planète ". On ne donnait pas alors cher de la peau d'un banquier ou, pire, d'un trader s'égarant par mégarde du côté du bureau de Laurent Joffrin. " Après avoir joué à la roulette des années avec l'argent des autres, les parieurs irresponsables doivent, à leur tour, passer à la caisse ". Sus aux spéculateurs ! Au revoir l'empire du fric, bonjour la société du " bonheur ", thème des rencontres Libé à Rennes en mars dernier : " ces Rencontres s'avèrent nécessaires car elles se présentent comme un laboratoire d'imagination d'un bonheur collectif, où l'économie ne serait pas la sainte boussole ". Un bonheur " post-consumériste ", explique-t-on alors sous la férule de Badiou, à qui la rédaction en chef d'un numéro du quotidien est d'ailleurs confiée début 2009. Qu'elles paraissent loin les critiques bien connues contre le social-traitre Joffrin !

D'autant plus grande est ma surprise à la lecture de la réclame " sélectionnée pour [moi] " par Libération. On me propose de recevoir un " kit de trading pro " qui m'expliquera " le fonctionnement du marché le plus lucratif au monde ". En plus d'une " formation gratuite ", on me fait miroiter un " bonus de 30% " sur mon " premier dépôt ". Enfin, cerise sur le gâteau, un guide doit me permettre " d'apprendre de nombreuses stratégies, afin de réaliser rapidement des profits ".

L'incompréhension est totale. S'agit-il d'une fausse publicité envoyée pour tester la solidité idéologique des lecteurs de Libération ? D'un private joke entre gens de gauche, tous conscients de l'ignominie capitaliste ? Faute de preuves dans ce sens, j'en viens à admettre l'hypothèse d'une réelle publicité. Angoisse. Perplexité. Malaise. Ignorant les arcanes du placement de réclame, j'en suis réduit aux conjectures. Peut-être Laurent Joffrin ignore-t-il la nature des publicités envoyées au nom de son journal ? Ce serait inquiétant. Peut-être l'annonceur a-t-il découvert que 90% des wannabe-traders lisent Libé ? Ce serait étonnant. Ou peut-être l'annonceur et/ou Laurent Joffrin pensent-ils qu'au fond, malgré les discours, les postures, les effets de mode, l'auto-censure militante, malgré, en somme, l'air du temps, le lecteur de Libération entretient un rapport plus complexe à ces saintes horreurs - l'argent, le profit, la réussite matérielle - que la doxa ambiante ne le laisse penser, à l'âge du care et des partis de gauche cherchant à définir un nouveau modèle de société.

Martine Aubry l'a dit : 2012 se gagnera sur les valeurs. A l'écouter elle, mais d'autres aussi (et non des moindres, comme Cécile Duflot), cette question des valeurs a un axe particulièrement saillant : le combat contre le bling bling, concept tentaculaire englobant en gros tout ce qui est a trait au matérialisme, au consumérisme, à la quête de la réussite financière et matérielle. Les " valeurs ", c'est la guerre contre la figure sociale que Sarkozy a mis en avant : le , celui qui s'élève par l'argent (pour l'argent) et qui l'affiche sans honte. Quant au contre-modèle, par-delà ses composantes classiques à gauche (égalité, justice), il incorpore clairement une mise à distance de la réussite matérielle, faisant l'éloge du " bien- être contre le tout avoir ". Cette formule, que l'on aurait d'habitude cherché du côté du rayon " développement personnel " ou " philosophies et spiritualités " à la FNAC, s'épanouit désormais gaiement dans le projet économique et social du PS.

Cette tendance unanime laisse quelque peu perplexe. On pourra y voir la traduction de l'ambition intellectuelle de la gauche, qui, loin de se contenter d'obscures mesures techniques, propose désormais de transformer en profondeur la société, les modes de vie, l'éthique de notre pays. Exeunt les débats " techno " sur la réforme de la fiscalité ou la ré-industrialisation ; non, ce qu'attendent les masses populaires, c'est qu'on leur offre des contre-modèles à suivre, incarnations d'une vie sobre, économe, vertueuse, troquant le caviar contre le pilpil ou le quinoa - soutenables et solidaires, comme il se doit.

Cette promotion d'une frugalité heureuse laisse malgré tout une impression étrange. On a beau ne pas aimer la personnalisation du débat et des arguments, on ne peut s'empêcher de constater que ses promoteurs sont rarement dans le besoin, matériel ou financier ; quelques mauvaises langues pourraient même y voir le discours tenu par un individu repus à une assemblée affamée. " Nous qui avons bien profité, nous pouvons vous le dire : ça n'en vaut pas vraiment la peine. Restez pauvres, mais dignes. Nous vous y aiderons ". Comment passe-t-on de la redistribution des richesses à la redistribution de la sagesse ? Assez difficilement, à en voire le genre de publicité qui transite par la mailing list de Libération ; mais ce n'est pas le seul indice de ce que nous appellerons une certaine dualité, pour rester poli. Les abonnés au NouvelObs.com se voient proposer chaque semaine de participer à des jeux pour gagner, étonnamment, non des livres ou des stages de bénévole dans le monde associatif, mais voyages aux États-Unis, iPads, lecteurs Bluray et autres scories du matérialisme échevelé et de la " société de l'avoir [...] qui valorise le consommateur-roi, tout-puissant et frustré ", comme on dit au PS. Next, le supplément trendy de Libération, fait son miel de la mode, du design, de l'automobile et des dernières frasques de Pharell Williams ou Lady Gaga. Bling, bling, bling. Chacun pourra continuer la liste avec des exemples piochés autour de lui.

A trop rêver d'une " politique de civilisation " qui permettrait de gagner la " bataille des idées ", on peut se demander en quelle mesure la gauche n'en vient pas à perdre de vue le monde tel qu'il est, et à parler à un électorat limité, sinon inexistant. Le risque est simple : celui d'une gauche triste et hypocrite, qui, poussée dans l'extrémité inverse par le contre-modèle lui-même extrême qu'est le sarkozysme, finisse par tout miser sur une moralisation des comportements, faisant passer au second plan la redistribution des richesses. Une gauche paternaliste et donneuse de leçons qui préfère expliquer que la consommation est une aliénation, plutôt que d'en donner les moyens à ceux qui ne les ont pas ; qui dénonce (à raison) les crédits revolving, sans chercher à augmenter les salaires; qui appelle chacun à culpabiliser sur son bilan carbone, et qui part en vacances aux Maldives. Une gauche qui fustige Kerviel ... et se rêve, au détour d'une pub, en trader à la City.

Car on peut très bien imaginer une société " moralisée ", même au plan économique, qui n'en reste pas moins profondément inégale. On peut limiter les bonus des traders et les salaires des patrons sans casser la fatalité de la reproduction sociale. On peut améliorer les conditions de travail sans donner plus de pouvoir aux employés dans l'entreprise. On peut définir à la place des gens leur bonheur, travailler à une cosmétique des comportements, sans toucher aux équilibres fondamentaux de la société. On peut, aussi, perdre une fois de plus face à un candidat qui promet, sans complexe, de gagner plus. C'est un choix.