La fête de saint Matthieu a un metteur en scène: le Caravage

Publié le 21 septembre 2010 par Walterman

Une nouvelle lecture du plus célèbre de ses chefs-d’œuvre: celui qui représente la vocation de l'apôtre. Peint avec une maestria communicative que l'art chrétien d'aujourd'hui a perdue


ROME, le 21 septembre 2010 – L'apôtre Matthieu, dont l’Église catholique et la Communion anglicane célèbrent la fête aujourd’hui, est connu non seulement comme auteur du premier des quatre Évangiles, mais aussi comme personnage important d’un chef-d’œuvre de la peinture parmi les plus admirés de tous les temps, qui le représente au moment où Jésus l’appelle.
L'auteur du tableau est lui aussi l’un des artistes les plus connus et les plus appréciés au monde : Michel-Ange Merisi, dit le Caravage. Le 400e anniversaire de sa mort, en 2010, aura été marqué par des expositions et colloques importants.
La "Vocation de saint Matthieu", peinte par le Caravage en1599, est conservée, à Rome, à l’église Saint-Louis-des-Français.
Matthieu, percepteur des impôts impériaux, est en train de manier de l’argent lorsque Jésus lui demande de le suivre. Il doit choisir entre le Christ et "Mammon", l’argent d’iniquité, précisément comme dans le texte de l’Évangile qui a été lu dimanche dernier dans toutes les églises catholiques.
Le Caravage eut une vie très agitée. Mais il était profondément religieux et participa à la réforme catholique qui suivit le concile de Trente. Le réalisme des images sacrées était voulu par cette réforme pour éduquer les fidèles.
Mais quel message le tableau veut-il transmettre, dans son ensemble et dans ses détails ?
Le texte qui suit est une analyse des plus fines et des plus innovantes de ce célèbre tableau. Il est encore plus passionnant à lire à une époque comme la nôtre, où l'art sacré a perdu sa capacité à communiquer non pas de vagues sentiments, mais "ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie" (1 Jean 1, 1).
Cette analyse a été publiée dans "L'Osservatore Romano" du 28 mars 2010.
Sandro Magister



LA "VOCATION DE SAINT MATTHIEU" DU CARAVAGE.
D'UN MICHEL-ANGE À L'AUTRE

par Giorgio Alessandrini



Dans la poétique de Michel-Ange Merisi, dit le Caravage, la recherche des effets de lumière et d’ombre est, bien plus qu’une manifestation de virtuosité picturale, un moyen de faire passer des messages symboliques.

Dans la "Vocation de saint Matthieu" qui se trouve dans la chapelle Contarelli de l’église Saint-Louis-des-Français à Rome, le peintre traduit en images un thème de l'évangéliste Jean : le Christ, Verbe incarné, lumière du monde, s’expose à l'acceptation ou au refus des hommes, l'acceptation de ceux qui se donnent à lui dans la foi, le refus de ceux qui préfèrent les ténèbres à la lumière. Le prologue du quatrième Évangile dit : "[Le Verbe], lumière véritable, qui éclaire tout homme, venait dans le monde. Il est venu parmi les siens, mais les siens ne l’ont pas reçu. Mais à tous ceux qui l’ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu" (1, 9-12).

Dans le tableau, l’opposition se manifeste dans l’attitude des personnages représentés sous le rayon de lumière qui tranche net l'obscurité environnante.

L'obscure boutique du publicain Matthieu est le lieu consacré au culte du "Mammon d’iniquité". Ce nom, qui évoque le dieu de la richesse dans le panthéon des Phéniciens de l’antiquité, désigne dans l’Évangile l'idolâtrie de l’argent. Jésus l’utilise quand il lance cet avertissement : "Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon" (Matthieu 6, 24). Le comptoir sert d’autel pour un culte qui réunit une petite assemblée de "dévots" occupés à compter des pièces de monnaie. Au centre, Matthieu semble célébrer la liturgie particulière dont il s’est fait le ministre.

L'entrée de Jésus accompagné de Pierre provoque des réactions diverses. Les deux personnages situés à gauche sont tellement absorbés par leurs opérations de comptage qu’ils ne tiennent aucun compte de l'intervention du Christ et moins encore de l'invitation qu’il adresse à Matthieu. Au contraire, la lumière imprévue ne fait qu’augmenter l'attention qu’ils portent aux pièces de monnaie et ils les examinent en utilisant même une paire de lunettes.

Sur la même table, devant l'"officiant" Matthieu, est placé bien en évidence le livre d’écritures comptables dans lequel la plume du publicain note avec diligence les mouvements d’entrée et de sortie de ce "seigneur" qui a été jusqu’à ce moment le maître de sa vie, de ses pensées et de ses projets. À un moment qui est encore à venir – mais qui s’annonce déjà avec le visiteur qui se présente à la porte – Lévi Matthieu notera bien d’autres choses dans son Évangile pour en laisser trace dans la mémoire du peuple de Dieu et dans celle de tout homme de foi.

Placée à côté du livre, la bourse qui contient les pièces de monnaie rappelle par contraste la prescription du Christ : "Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures..." (Matthieu 10, 9). La présence d’hommes armés n’est pas étrangère à la "liturgie" en cours ; même l’épée de l’homme assis représenté de dos paraît être un instrument qui fait partie du rituel. Ce n’est pas pour rien qu’en son temps François d'Assise dira à l’évêque Guido : "Si nous possédions des biens, nous devrions nous munir d’armes pour pouvoir les défendre !".

Contrairement aux deux premiers personnages, Matthieu et les jeunes gens armés sont perturbés par l'arrivée des deux nouveaux venus ; en témoignent le mouvement des yeux, des visages, et la torsion des corps. Les mains du publicain offrent un contraste évident. La droite est raidie sur le comptoir et sur les pièces de monnaie, tandis que la gauche est portée vivement à la poitrine. Le visage interroge celui du Christ, comme pour demander : "Est-ce pour moi que tu es venu ? Précisément ici, où l’on ne fait que négocier et manipuler de l’argent ?" La main tendue du Christ et celle de Pierre ne laissent pas de place au doute : "Tes affaires et ton argent sont pour toi une prison, le Royaume de Dieu vient à toi, en moi il se présente à la porte de ta vie et il te demande".

Le reste, qui concerne le mode de vie lié à la nouvelle aventure, est indiqué par l’habillement des deux nouveaux venus. Modeste et réduit à l’essentiel, il est en contraste évident avec les riches vêtements des personnages qui étaient déjà là, dont la coupe recherchée correspond aux goûts qui étaient ceux de l’époque du peintre. Cet anachronisme rappelle l’actualité permanente d’un dilemme - qui reste le même quand les temps ou les vêtements changent – entre le culte de Dieu et l'idolâtrie de l’argent.

Si l’on observe la scène plus attentivement, on remarque un détail qui incite à pousser les recherches : la main de Jésus, par le geste et par la position des doigts, reproduit avec une étonnante exactitude un geste qui est peint sur la fresque de la voûte de la chapelle Sixtine, où un autre Michel-Ange avait représenté la création de l'homme.

On retrouve dans le tableau de Saint-Louis-des-Français la main de l'Adam de la chapelle Sixtine, qui reçoit la vie par un contact avec le doigt de Dieu : c’est la main de Jésus qui, selon la théologie de saint Paul, est le nouvel Adam venu donner à l’homme la vie divine selon l’Esprit.

Cette main que le Fils de l’Homme, en qui réside pleinement la grâce divine, tend au pécheur Matthieu vient combler la distance entre Dieu et l'homme, l'abîme creusé par le péché de notre commun ancêtre, à son détriment et à celui de sa descendance. C’est à travers la main du Fils, nouvel Adam, que le Père pourra engendrer d’autres enfants selon l’Esprit, affranchis du pouvoir invincible qui les assujettit à l’esclavage de la mort. Avec lui et par lui, un nouvel exode de libération vers la vie pourra commencer. C’est justement en vue de ce nouvel exode qu’il est demandé au publicain Matthieu de tout abandonner pour faire partie des douze qui seront les plus proches du Seigneur.

Le détail de la main pose notamment une question à propos de la fresque de la chapelle Sixtine : pourquoi Michel-Ange, quand il a interprété le récit de la Genèse, s’est-il éloigné de l'image biblique (Genèse 2, 7) : "Dieu souffla dans les narines [de l'homme] et l'homme devint un être vivant"? Est-ce seulement en raison d’un choix formel que le peintre a évité de représenter le Créateur en train d’accomplir l'acte esthétiquement moins satisfaisant de souffler sur le visage d’Adam et qu’il a préféré le mouvement harmonieux des deux mains tendues ? La réponse se trouve dans l’hymne bien connu de la liturgie romaine, le "Veni Creator", qui donne à l’Esprit Saint le titre de "digitus paternae dexterae", doigt de la droite du Père. On trouve dans les versets suivants des invocations qui correspondent tout à fait au thème de la vie divine répandue en l'homme : " Accende lumen sensibus, infunde amorem cordibus", allume en nous ta lumière, répands ton amour dans nos cœurs.

Le jaillissement de lumière et les résonnances intérieures que fait naître l’Esprit sont encore plus clairement représentés par le rayon qui apparaît au moment de l’entrée de Jésus et de Pierre et qui donne vie au contraste des couleurs, des ombres et des expressions, sur les silhouettes et les visages de la petite cour réunie à cet endroit.

C’est bien quand le Christ entre dans la pièce sombre que celle-ci s’éclaire. En effet, la fenêtre ne laisse passer aucune lumière qui pourrait vaincre la pénombre ambiante. Au contraire, dans l’embrasure de cette fenêtre sans lumière, au dessus de la main de Jésus tendue en avant, se dessine une croix qui ne présente aucun aspect glorieux mais qui est placée dans une position éminente par rapport à la scène ; cette croix a, plus que probablement, un sens symbolique.

Une dernière observation concerne un fait hors normes par rapport à l'iconographie classique : le Christ est placé au deuxième plan, alors que Pierre, qui est vu de dos, se trouve au premier plan. Si le premier des apôtres – dont la main imite, à sa façon, presque timidement, le geste du Christ – a été conçu comme une représentation symbolique de l’Église, le peintre nous met face à une indication précise : l'invitation à suivre le Christ passe par une Église qui associe grandeurs et misères, élans de foi et reniements.

L'obéissance d’une foi mûre comporte souvent l'acceptation de la limite historique qui conditionne toujours l’Église en marche et qu’il faut pouvoir transcender. C’est justement quand ils passent en souffrant par les nombreuses contradictions qu’ils ressentent que, bien souvent, les croyants se voient demander de chercher la rencontre avec le Christ jusqu’au moment où ils retrouveront la noblesse de son visage et l'autorité du geste par lequel il nous appelle à le suivre.



Le journal du Saint-Siège dont est tiré cet article :

> L'Osservatore Romano


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Traduction française par Charles de Pechpeyrou.