C’est bien la totalité de cette œuvre que remet en mouvement, de façon vertigineuse, au plus secret de son enjeu poétique, cette spirale initiée par la rature transgressant de l’intérieur de la forme son retard, le retard des mots, et qui fait de ces étonnants poèmes une manifestation à découvert de l’art poétique en son être factuel, presque sa magie, non moins grande quand elle ne se dissimule pas. En cela il apparaît tout à fait semblable au dévoilement du rêve par la psychanalyse, dont l’œuvre d’Yves Bonnefoy montre depuis longtemps qu’il est aussi l’enjeu de la poésie. Faut-il le souligner ? Le transfert des mots opéré selon la poésie par le souffle inconnu qui les porte d’image en image, peut éclairer les questions qui nous hantent, dans l’universelle censure d’une humanité toujours plus engluée dans les pièges du langage. C’est pourquoi il faut lire ces poèmes, les lire vraiment, pour voir comment y sont rendues à l’amour la question de la mort et la question du père, la question de la perte et la question du nom, celle du rien et de l’être, celle du partage de la parole, celle du réel et de son double dans l’image, celle du temps infini et de l’instant présent, celle enfin – dans l’ajout qui regroupe, à quelque distance des autres, trois sonnet sous ce titre « mathématique » : Soient Amour et Psyché – du désir charnel et de sa relation au voir et au savoir.
Dès le premier de ces vingt huit sonnets, « Une photographie », l’ampleur et la simplicité du processus d’écriture illustrent à plein la percée du « raturer outre ». Si l’auteur ne livre pas, comme le font d’autres pratiques contemporaines, un texte où paraît la rature, biffant un mot pour en introduire un autre, il transpose cet acte de reformulation dans le regard porté sur une photographie, regard qui devient comme une allégorie de la rature. Il s’agit en effet moins de montrer le travail de substitution d’un mot à un autre que, mot après mot, de poser la représentation première, pour en suivre les modifications jusqu’au point où elle se métamorphose, selon les contraintes et l’architecture de la forme brève, pour aller à une autre plus profonde, et d’abord inaccessible. Le poème s’ouvre sur le constat désolé d’une défiguration du visage par la photographie, à cause de la « couleur grossière » sur la bouche, les yeux. « Moquer la vie / Par la couleur, c’était alors l’usage », dit la fin du premier quatrain, et on peut, au delà de connotations shakespeariennes, penser que le mot « moquer » correspond bien à une rature, laisse paraître presque le mot masquer, qui pourrait se substituer à lui – en même temps qu’on peut s’interroger sur cet « usage » et sur cet « alors ». Avant la photographie en couleur, qui si criarde qu’elle fût, n’était pas un masque, il y eut la pratique de colorier le noir et blanc par un crayon souvent indiscret, dans les portraits un peu solennels qui ornaient les maisons populaires. Et ce masque (si notre hypothèse est la bonne), qui « moque la vie », appelle en contraste la personne vivante ensevelie dans son image (mais aussi le processus temporel qui suggère une représentation funéraire), d’autant que, dit le début de la strophe suivante : « (…) j’ai connu celui dont on a pris / Dans ces rets le visage ». Dès lors la relation de la vie et de la mort s’installe dans la double dimension du masque funéraire et du vivant « moqué » qu’il représente, et qui appelle à être retrouvé dans sa dignité, celle de la vie, mais celle aussi de la finitude : la dignité de qui maintenant semble « Descendre dans la barque. Avec déjà / L’obole dans sa main, comme quand on meurt ».
C’est alors que se produit l’autre rature, celle qui va « outre », et selon la forme même du sonnet, par le tournant qui en est la nécessité la plus profonde. Une deuxième étape, un second degré de l’échelle se découvre, dans le vœu soudain que l’image revienne à la vie, et que de l’intérieur soit lavée la couleur qui défigure. « Qu’un vent se lève dans l’image… » – et par association immédiate, « que sa pluie / La détrempe, l’efface ». Seconde rature, en effet, qui annule l’image, au nom de la vie, mais de l’intérieur d’elle-même, par un conversion radicale de la relation au réel, qu’aura permis la contrainte en sa dialectique élémentaire. Est-ce substituer à l’image une autre image ? Appuyer la revendication de la vie sur une opération imaginaire, aussi subtilement mise en œuvre soit-elle par un grand artiste du retournement baroque ? Mais ce ne serait pas encore, dans le faire admirable, la percée promise. Celle-ci, au dernier temps du sonnet – disons la chute – se produit quand quelque chose d’inconnu surgit, au delà de la photographie comme au delà d’une vision qui s’articule au mythe ancien, image encore. Quelque chose comme du réel, né de l’image et de l’effacement de l’image : car la pluie dévoile non le visage, mais des « marches ruisselantes » : non plus une représentation, mais une véritable présence, une présence nue, qui est aussi, dehors le plus intérieur, le moment de réalité d’une conscience nouvelle. C’est ce que dit le dernier tercet, où deux présences se font face, l’une interrogeant l’être réel en son inconnu : « Qui fut-il ? Qu’aura-t-il espéré ? » – l’autre, comme en réponse, apportant seul le son d’un pas « qui se risque dans la nuit / Gauchement, vers en bas, sans main qui aide ». Ici est porté à un degré de perfection la forme du poème, toute construction d’image réduite à ce decrescendo purement sonore qui le précipite vers sa fin, en même temps qu’il fait remonter à son commencement, et l’éclaire, chargeant l’image initiale de toute sa puissance – celle du rien, de la perte –, dans une circulation infinie dont nous savons bien qu’elle est le mystère des grands poèmes pour lesquels a été inventée et perpétuée l’idée de la forme.
Avec, au centre, ce retournement qui est le vrai moteur de la rature, ouvrant dans la représentation le regard qui permet de la saisir, au point où elle se construit et se déconstruit, avant de basculer dans une autre qui serait moins sa négation que son remplacement où l’insu resterait autant abandonné. Que ce retournement, dont presque tous les sonnets du livre donnent des exemples saisissants, soit évidemment poétique, découle de l’utilisation neuve de la forme fixe. Mais elle n’aurait pas sa pleine valeur si elle n’intégrait pas le sens du réel sur lequel elle ouvre le regard, et dont il suffira de dire qu’il est la source de l’image, comme elle se présente dans le rêve, qui fait nos vies. Réel : le désir de l’autre, la mort du père, le silence que ne peuvent briser les mots, et le pouvoir, malgré tout, de la parole. Plusieurs poèmes de Raturer outre portent des titres qui rappellent des livres, ou des idées de livres, anciens dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy : ainsi « L’écharpe rouge », « Le pianiste », « La révolution la nuit ». Mais ces reprises, ces rappels, comme il en va de la photographie : pour aller outre, dans l’inconnu. Au delà, dans le livre, au delà dans la connaissance de l’inconscient, au delà dans « le rien de ce monde », au-delà dans la poésie qui perdure, se montrant tout entière en cet inconnu ; comme au delà, encore, dans la force émotionnelle de ces poèmes dédiés à l’union révélante de l’image et de la vie.
par François Lallier
Yves Bonnefoy
Raturer outre
Galilée , 2010