D'Adolphe de la Hire d'Espie à Jean de la Hire. 1898-1899

Par Bruno Leclercq

Suite à la publication de la bibliographie de la revue L'Aube Méridionale, je reviens sur son directeur, Adolphe d'Espie, plus connu sous le nom de Jean de la Hire, et plus particulièrement sur ses débuts dans cette revue, avec quelques textes qu'il y publia.



Le directeur de la très régionaliste revue L'Aube Méridionale publiée à Béziers, Adolphe de la Hire d'Espie, est né Adolphe d'Espie à Banyuls-sur-mer en 1878. Son père le comte Célestin d'Espie y est viticulteur. C'est sous le nom d'Adolphe de la Hire d'Espie qu'il publie à partir de 1898, de nombreux articles dans L'Aube Méridionale et qu'il fait paraître, la même année, son premier roman La Chair et l'Esprit chez Edmond Girard (1). Il rendra compte lui-même de son roman dans la chronique « Romans » de juillet 1898, il s'y corrige et montre une certaine lucidité quand à la portée d'un article dans une « petite revue », mais n'oublie pas de rendre hommage à son éditeur-imprimeur Edmond Girard.



La première série de la revue est publiée à Béziers de Janvier à Juillet 1898, après un arrêt de deux mois, elle reparaît à Montpellier en octobre. Dans l'intervalle, l'adresse de la Hire, change, il n'habite plus Banyuls-sur-mer, mais 14, rue Gay-Lussac à Paris.

On notera que La Hire donne dans L'Aube Méridionale un fragment de La Chair et l'Esprit, ainsi qu'un fragment de son roman de mœurs provinciales, Les Vipères, un dialogue entre bonnes dames de Banyuls-sur-mer. Son admiration pour Pierre Louÿs l'amène à chroniquer, dès le premier numéro de sa revue, Les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs, volume publié en 1894, mais réédité en 1898 augmentée d'une bibliographie. Comme d'autres il se laisse prendre à la supercherie de Louÿs, et prend ce livre pour une traduction. Sa bévue est réparée dans le numéro de juillet 1898 dans sa chronique « Les Périodiques ».

Dans le numéro de décembre 1898 - janvier 1899, l'article qu'il consacre à la mort de Jean Tinan, la Hire attribue aux excès et aux drogues la fin prématurée de l'auteur d'Aimienne. Sans rien affirmer, il fait plus qu'insinuer... Si l'on ne peut réfuter le noctambulisme de Tinan, il y a pourtant loin a voir en lui un amateur de drogues, à l'égal d'un Dubus ou d'un Tailhade. Sur sa lancée, la Hire en profite pour faire le procès de la génération précédente et termine son article par un hymne au soleil, à la simplicité et à la santé. Oubliant quelques chefs-d'œuvres anciens il affirme même que ceux-ci ne peuvent sortir d'un «cerveau détraqué et d'une main tremblante».

Le 25 février 1899 son article nécrologique sur Georges Rodenbach est signé d'un nouveau pseudonyme : « Jean de la Hire ». C'est sous ce nom qu'il se fera connaître d'abord dans le milieux des petites revues littéraires, puis qu'il signera nombre de ses romans.

Jean de la Hire sera éditeur, il dirigera la Librairie Universelle et créera, avec sa femme, Marie Weyrich, La Bibliothèque indépendante (2).

Dans la suite de sa longue carrière, Jean de la Hire, utilisera d'autres pseudonymes, et avec facilité, abordera les genres littéraires les plus divers, il connaîtra en 1907 un grand succès avec un roman de science-fiction La Roue fulgurante, il deviendra alors feuilletoniste, romancier populaire, se jouant de tous les genres ; aventures, fantastique, romans scouts, récits de capes et d'épées.

Jean de La Hire fier de ses débuts dans la littérature, prétendait avoir renoncé à un destin d’académicien en abandonnant le roman littéraire pour la littérature de genre. Pourtant si l'on se réfère à ses publications des années 1900, comme Le Tombeau des Vierges, "Livre d'élégances pompadouresques" publié chez Offenstadt, dans la collection Orchidée, et illustré par la photographie, il apparaît que la nécessité (ou le goût) d'écrire de la littérature légère lui est venu assez tôt. Il n'y a en effet, pas loin des publications d'Offenstadt, romans vaguement érotiques, à celles de Ferenczi, Tallandier ou Fayard. On peut même dire sans trop se tromper que bien de ses romans de genre (La Roue fulgurante, Les mystères de Lyon(3)) dépassent en qualité ses premières tentatives. La vie de Jean de la Hire, romancier populaire est assez bien connue, et l'on trouvera sur l'internet de nombreuses notices sur ses différentes expériences d'auteur caméléon (4).

(1) Voir dans Livrenblog La bibliographie des éditions Edmond Girard.

(2) Voir l'article d'Eric Dussert dans L'Alamblog : Petite Bibliographie lacunaire de la Bibliothèque indépendante d'édition

(3) Les mystères de Lyon : Réédition Marabout (1045 – 1046), 1979.

(4) Voir notamment Jean de la Hire, un comte populaire. Un dossier du Centre International Stanislas-André Steeman de la Communauté française à Chaudfontaine.

Voir : Jean de la Hire : Mémoires inedits sur Pierre Louys. Edition présentée et annotée par Hubert Juin. 1979, aux Editions à l'Ecart.


Textes :

Les Romans. La Chair et l'Esprit par A. de la Hire d'Espie, (Edmond Girard, Paris)

« Puisque je me suis chargé de rendre compte des romans parus, il est tout naturel que je parle de La Chair et l'Esprit. Et il est vrai que j'aurais pu confier ce travail à l'un ou l'autre de mes collaborateurs et amis qui aurait crié : « Ohé ! Un chef-d'œuvre vient de paraître ! Achetez le chef-d'œuvre ! Il s'appelle La Chair et l'Esprit, ne porte pas la feuille de vigne et ne coûte que trois francs ! » En vérité, c'aurait été très beau, et me voilà tout-à-coup devenu grand homme... dans un numéro d'une petite Revue. J'ai préféré dire moi-même ce que je pense de mon premier livre, c'est plus original et ce sera moins ridicule. Je ne sais qu'il y a beaucoup de mauvais. En certains passages, le style est lâche, la phrase s'affaisse et tombe comme la « bonne femme » de Mahoudeau, dans l'Oeuvre de Zola, et ces passages sont nombreux surtout dans les trois premiers chapitres. Comme il serait trop long d'énumérer tous les défauts de ce livre, je prendrai le plus apparent ; - La scène – anecdotique d'ailleurs et peu importante – entre l'avocat et Adrienne, au chapitre deuxième, est complètement manquée. J'ai voulu rester le plus près possible de la réalité, et j'ai eu tort. Au lieu de peindre l'avocat en question comme il est, c'est-à-dire vieux et laid, j'aurais été mieux inspiré en le faisant jeune et beau. Adrienne aurait eu aussi beaucoup plus de gloire à lui résister, la scène serait devenue plus piquante, j'aurais enfin brisé le moule de l'avocat poncif et pompier et Maître Jean n'aurait pas pu se fâcher de ce que je connais son histoire – bien que s'il se fâche de ce que je connais son histoire – bien que, s'il se fâche, cela me soit parfaitement égal. - C'est une bêtise littéraire que, dans un autre genre, je ne recommencerai pas. Et si, à propos de ce livre, il y a des éloges à exprimer, c'est à l'éditeur Edmond Girard qu'ils sont dus. Émule des artisans artistes du moyen-âge, pareil à ce potier dont parlait André Theuriet, Girard fait seul, avec l'aide d'une collaboratrice dévouée, tout le travail de ses éditions ; je crois, moi qu'il n'y fera pas fortune, et c'est justement pour cela qu'une telle tentative, qui est de l'art le plus pur et le plus élevé, mérite d'être signalée. »

A. de la Hire d'Espie.

L'Aube Méridionale, N° 6, juillet 1898.

Les Chansons de Bilitis, roman lyrique de M. Pierre Louÿs.

Malgré ma résolution de traiter Paris comme la province d'un pays dont le Midi serait la glorieuse capitale, je ne puis m'empêcher de trouver beau le livre que M. Pierre Louÿs vient de publier à Paris. Il est vrai que Les Chansons de Bilitis, sont une traduction, et la traduction d'une oeuvre, la plus méridionale qui soit, d'une oeuvre grecque, c'est-à-dire de soleil, et le soleil, c'est le Midi.. - C'est donc un ouvrage éclos sous le soleil et non point sous les brumes que j'ai à examiner : cela me rend la tâche aussi agréable que facile. M. Pierre Louÿs nous avait donné Aphrodite, bon livre parce que livre de joie. - Les Chansons de Bilitis sont un bon livre, d'abord parce que belle et naturelle poésie, ensuite parce que c'est de l'amour. Un amour cependant que je ne conseillerais pas aux femmes, car il est un vol fait aux hommes, et, ma foi ! Je ne suis pas encore assez converti au féminisme pour abandonner aux femmes cela surtout que, souvent, elles ont de bon, c'est-à-dire leur chair.
Je suis peut-être obscur. Ah ! C'est que je voudrais pas être immoral en parlant d'un livre dont la moralité n'est sauve que par la toute-puissance de la Simplicité, de l'Amour et de la Beauté !
Et puis – inclinez-vous, M. Bérenger, devant le génie grec – c'est une traduction – Bilitis composa de beaux vers, M. Pierre Louÿs les traduit avec un amour et une simplicité qui les fait aimer – et il a l'incomparable bon sens de les traduire en prose. Entre les mains d'un autre traducteur, Les Chansons de Bilitis, auraient pu devenir des fleurs empestées. La gloire de M. Pierre Louÿs – et c'en est une grande – est d'avoir conservé à des fleurs de naïve perversité de tendres et chastes parfums.
Si M. Pierre Louÿs, au lieu d'être le traducteur avait été l'auteur, je dirais que c'est moins bien qu'Aphrodite ; il s'est contenté d'être un fidèle écho, je dis – en ce cas spécial – que c'est mieux.
Et si vous ne me comprenez pas, lisez Les Chansons de Bilitis : vos yeux s'ouvriront.

A. de la Hire d'Espie.

L'Aube Méridionale, N° 1, janvier-février 1898.

Les Périodiques

« Dans l'Ermitage, Charles Guérin s'entretient, « sous les quinconces », sur Les Chansons de Bilitis, si belles, si dignes d'être un chef-d'oeuvre antique que je me suis laissé, naguère, prendre au piège, et que j'ai cru, avec bien d'autres, à une traduction. J'admirais Pierre Louÿs d'avoir si bien traduit, je l'aime maintenant, d'avoir si délicieusement créé. »

A. de la Hire d'Espie.

L'Aube Méridionale, N° 6, juillet 1898

La Mort de Jean de Tinan.

Avec d'inutiles réflexions banales.
I

Après Mallarmé, après Puvis de Chavannes, un autre de ces hommes qui ne devraient point mourir est parti. Il était jeune, mais il avait assez fait pour prouver que, peut-être, plus tard, il aurait été dans l'Art aussi grand que ces deux maîtres.
Après quatre mois de maladie, à 24 ans, Jean de Tinan est mort, et nous lui devons, nous dont il était à peine l'aîné par l'âge, mais le maître par les connaissances et le talent, exprimer ici nos regrets.
Savant dans toutes les sciences, - critique, philosophe, musicien, polyglotte, poète, romancier – Jean de Tinan a donné au Mercure des travaux de biologie ; il a fait de la critique de cafés-concerts, un roman : Penses-tu réussir ? (sic, pour !) - dont un chapitre parut dans L'Ermitage - où il raconte ses souvenirs du Quartier-Latin et de Montmartre et décèle la personnalité de son esprit ironique et délicat ; des revues allemandes ont publiés de lui des essais sur Wagner ; à des revues anglaises il a donné de profondes analyses philosophiques (1). Il est plein de vigueur, de subtilité dans le Traité de l'impuissance d'aimer (2), tandis que d'exquises délicatesses font le charme de l'Exemple de Ninon de Lenclos, amoureuse.
Une telle variété dans les facultés de l'esprit, une telle force dans de si divers talents se rencontrent peu – et bien aveugle est la mort qui s'abat sur de telles têtes... il y en a tant qu'elle pourrait frapper sans dommage !
Que Jean de Tinan, reçoive donc encore les profonds regrets de nous, les plus jeunes, qui lui étions inconnus, qui l'admirions sans le connaître, mais qui espérions monter plus tard près de lui ou, au moins, immédiatement au-dessous.


II

Mais en dehors de ces regrets, la mort de Jean de Tinan m'inspire des réflexions, et c'est maintenant pour mes camarades, pour de ceux mon âge et de ma génération que j'écris. On peut presque dire de Jean de Tinan qu'il est mort de maladies qui, telle la mélancolie en dix-huit cent trente, étaient tout récemment et sont peut-être fort encore à la mode parmi les jeunes littérateurs. Je veux parler du noctambulisme, de l'éthéromanie, de la morphinomanie, de tous ces goûts dépravés qui poussent l'homme à s'enivrer de haschich, d'absinthe, à respirer de l'éther, à fumer de l'opium, à s'injecter de morphine, à faire de la nuit le jour et du jour la nuit...
Certes, je me garderais bien du moindre reproche à la mémoire de Jean de Tinan, je m'en voudrais d'accuser et de condamner, j'ai de trop fortes raisons pour aimer et respecter le mort, - mais je constate. Je constate d'une génération, celle qui nous précède immédiatement, a eu ces maladies, je ne l'en blâme pas, si j'en avais été, peut-être aurais-je fait comme elle, fatalement...
Mais je tiens à dire aux très jeunes, qui marchent avec moi ou qui me suivent, que l'artiste n'a pas besoin d'excitants factices. Un esprit bien doué a déjà trop de vigueur par lui-même : c'est la détruire que vouloir l'augmenter. Et si je parle ainsi, c'est que j'en connais, dont la conviction est qu'un beau vers se trouve au fond d'un verre d'absinthe ou dans les hallucinations provoquées par le haschich.
« Le vrai littérateur – dit Théophile Gautier – n'a besoin que de ses rêves naturels, et il n'aime pas que sa pensée subisse l'influence d'un agent quelconque ». Et l'on sait la répugnance de Balzac pour ces boissons et ces substances qui enlèvent à l'homme sa volonté, et le font penser, comme dit Baudelaire, malgré lui-même.
Tout ce que je dis là est peut-être profondément ridicule, et je prends des airs de vieux Mentor. Certes, j'aimerais mieux en rire ! Mais la mort précoce de Verlaine ; mais l'abaissement de Charles Morice qui, après avoir écrit le beau livre qu'est La littérature de tout à l'heure, fait maintenant du reportage à l'occasion d'un couronnement de reine ; mais le continuel mauvais état de santé de Laurent Tailhade ; mais la mort de Jean de Tinan, et beaucoup de talents perdus : ces morts et ces ravages m'effrayent, car l'éthéromanie, l'alcoolisme et le noctambulisme en sont les principales causes, sinon les seules.
C'est la vie, la vie saine, forte, pure, la vie de soleil et de travail qui donne la divine force ! Ce qui triomphera demain, c'est l'énergie ; - et la morphine, l'absinthe, les nuits passées à autre chose qu'à travailler et à dormir, sont les tueuses de l'énergie.
Et puis, la vie de l'artiste est déjà trop courte pour la grandeur de l'œuvre à édifier ! Que sera-ce, si l'artiste l'abrège encore ?...
Quand je fondai cette revue, je la mis – elle, mes collaborateurs et moi-même – sous la protection du Soleil, du dieu Soleil ! Cela fit rire certains poètes, mais cela plut à un écrivain qui vaut mieux que tous ces poètes, et qui m'encouragea dans la voie lumineuse où je m'engageais, - je ne le nomme pas, car en affichant ma gratitude, je craindrais de la prostituer. - J'habitais alors les rivages de la mer bleue. J'habite Paris maintenant, mais je n'ai pas changé. Le Soleil, la simplicité et la santé enfantent la Vie ; la nuit, les sensations dépravées et la maladie enfantent la Mort. Ce n'est jamais d'un cerveau détraqué et d'une main tremblante que sortira un chef-d'œuvre...
Mais je suis fou d'insister ! Bien rares, sans doute, ceux qui liront cet article, et je n'ai pas la fatuité de croire qu'ils s'en souviendront cinq minutes après. Qu'on me pardonne ces réflexions à propos d'une mort très regrettable.

Adolphe de la Hire.

Paris, décembre 1898.

L'Aube Méridionale, décembre 1898 - janvier 1899

(1) En relisant la bibliographie de Jean de Tinan je ne retrouve pas d'articles donnés à des revues allemandes ou anglaises.

(2) Un document sur l'impuissance d'aimer, récit. L'Art indépendant, 1894.

L'Aube Méridionale dans Livrenblog.

Jean de Tinan dans Livrenblog : Le Centaure Vol. II. Une photo de Mina Schrader, esthéte et anarchiste. Jean de Tinan : La Princesse des Ténèbres par Jean de Chilra / Rachilde. Willy, Tinan, Rosny. Jean de Tinan / Willy, petite revue de presse, (Rachilde, Jean de Loris, Simiane). L'Exemple de Ninon de Lenclos Amoureuse par Paul-Louis Garnier. Jean de Tinan par Paul-Louis Garnier. Maîtresse d'Esthètes par Papyrus. Le Divan : Le souvenir de Jean de Tinan.