Choisissant ce seul aspect, qui est aussi celui par lequel on connaît la Vénus hottentote, celui de son exposition aux yeux des autres, le réalisateur prend le parti de filmer les visages en gros plan, comme pour traquer les regards, où on peut lire l’amusement, l’inquiétude, l’horreur, la peur, le dégoût, la curiosité, le trouble, l’intérêt, l’excitation, l'ivresse, l’attente, la fatigue… Et c’est par les yeux fermés du moulage dévoilé de Sarah Baartman (Yahima Torrès) que commence le film. On se dit qu’elle va les ouvrir, mais c’est fini. Son regard ne croisera plus celui de Cuvier (François Marthouret), l’éminent savant directeur du Muséum et ses lunettes rondes. Lui n’aura plus d’yeux que pour le sexe de cette Vénus noire qu’il exhibe alors avec un plaisir non dissimulé : il l’a enfin eu !
Abdellatif Kechiche tourne donc autour de la question du spectacle.
Qu’est-ce qu’un acteur ? « Tu n’es plus une actrice ! Tu n’es plus rien ! » s’exclame Réaux (Olivier Gourmet) avant de prostituer sa bête de scène.
Quel est le rapport entre spectacle et argent ? Il y en a toujours : ce qu’il faut payer pour pouvoir toucher les fesses de cette Hottentote, ce qu’elle perçoit ou non d'Hendrick Caezar (Andre Jacobs) pour sa prestation en Angleterre, ce qu’elle rapporte à Réaux en France, ce que verse Cuvier pour l’examiner par-dessus, par-dessous, et ce qu’il donne enfin pour en posséder le corps mort.
Qu’est-ce que le spectateur ? Qu’est-il en mesure de supporter ? Il révèle assez bien comment le regard est attiré et jusqu’à quel moment cette attirance se mue en dégoût et en refus. Peut-on dire pour autant qu’il y a là une question morale ? Je ne pense pas.
Dans ses écrits, Pascal Quignard estime que l’être humain cherche sans cesse à voir ce qu’on ne peut pas voir, et notamment l’acte sexuel, et celui-là même précisément par lequel il a été conçu, celui qu’il lui est impossible de voir (puisqu’il n’y est pas encore). La Vénus noire de Kechiche permettrait d’y aborder puisqu’elle n’est pas tout-à-fait comme les femmes de son public. Réaux franchit la limite : « Allez-y, touchez ! »
A partir de ce moment où tout est montré, même ce fameux « tablier hottentot », Sarah Baartman sera de moins en moins visible. Etrangement, plus on en montre, moins elle est vue. Reconnue à Londres dans sa rue ou même au tribunal par la société qui se déplace pour la défendre contre les abus présumés, elle devient inconnue quand elle hèle le passant sur un trottoir parisien à peine éclairé.
Le retour en visibilité exige sa mort, une dernière transaction, et le voyage en gloire en Afrique du Sud, mais les spectateurs du film sont peut-être, pour une bonne partie d’entre eux, déjà sortis de la salle, puisque c'est pendant le générique de fin.