Voilà un livre qui n’est pas loin
de me laisser muet. Parce que je ne suis pas sourd : j’entends bien que ce
que j’ai lu peut être vu comme un appel au silence, amer, incertain, davantage
que comme une invite à une parole qui ne saura jamais rendre compte du climat
d’étrange nature où David Vann nous oblige à plonger. L’histoire fait depuis
longtemps rêver les hommes : Jim, las de la ville et de sa propre vie,
emmène son fils, Roy, treize ans, vivre toute une année dans une île d’Alaska
dépeuplée de tout, à commencer d’humains. C’est le rêve du père, le rêve
réalisé, ce retour à la sainte nature, cette folle et belle et primitive
éthique, au fond, où se tourne l’homme de la civilisation lorsqu’il se sent
lui-même dépeuplé, désertique, solitaire en cette terre, lorsqu’il se voit y
perdre pied jusqu’à ouvrir grand les portes d’un ailleurs où recommencer les
gestes d’antan, ceux de l’humanité naissante. Se dénuder de l’existence,
recouvrer le fil rompu et puiser à l’origine de ce que nous fûmes, enfin
refaire le trajet à l’envers pour repartir – en mieux, si c’est possible.
«
Nous y voilà, dit son père. Pour sûr. Et tous deux, au beau milieu de
la nature, ne connaissaient pas les folies de l’humanité et vivaient dans la
pureté. On dirait la Bible, Papa. »
Mais la nature a de ces caprices que le biblique néglige, et ce sera dur :
dramatique. A sa foi le père s’accroche, quitte, le jour, à essuyer les larmes
de la nuit. Ces larmes qui tétanisent le fils impuissant, et qui, peut-être,
expliquent que, lui aussi, s’accroche ; avec, tout de même, «
l’impression
qu’il était seulement en train survivre au rêve de son père. »
Il n’y a pas grand-chose d’autre
à raconter que cela. Que cette lente introspection d’un père qui ne sait plus y
faire avec la vie et d’un fils qui n’en a pas encore la possibilité, que
l’inexorable élan vers la chute – entrecoupée, en une même pas page, deux seuls
et fulgurants paragraphes, d’un imprévisible où se concentrera l’absolu
contentement du lecteur, son plaisir suprême, suprême car équivoque, à se
sentir piégé, condamné à relire tout ce qui précède, et à découvrir tout ce qui
vient, à l’aune de cette seule et décisive entaille. Tout cela dans un style
sans histoire, presque terne et sans mémoire, à l’image d’une humanité dont on
traque ici la grandeur impossible, l’inextinguible soif de fuite, l’interdit du
remords. Et ce n’est pas la fin de l’histoire, un peu maladroite, peut-être
superflue, qui suffira à ôter la moindre qualité à ce premier roman de toute
beauté.