La nation selon Rioufol

Publié le 29 décembre 2007 par Roman Bernard

Après l'avoir longtemps annoncée, puis différée faute de temps, voici ma fiche de lecture du livre d'Ivan Rioufol, La fracture identitaire, paru le 31 octobre dernier aux Editions Fayard. A noter que j'ai déjà évoqué à deux reprises ici les écrits du journaliste, qui tient tous les vendredis son " bloc-notes " dans les colonnes du Figaro, journal dont une lectrice me disait récemment que je mérite d'y travailler, " réac " comme je le suis. Si l'on ajoute à cette observation le fait que j'ai créé un groupe Facebook des lecteurs d'Ivan Rioufol, on pourra m'accuser de ne pas juger le livre avec suffisamment de critique et de recul. Je vais pourtant m'efforcer de le faire dans l'analyse personnelle ci-dessous.

Lecture cursive de l'ouvrage :

La thèse centrale est énoncée dans la quatrième de couverture : " [...] une fracture identitaire ébranle le fragile équilibre de la nation, héritière d'une vieille histoire partagée. Nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins. Si rien ne vient rapidement mettre fin au processus de déculturation et de défrancisation enclenchée par une école amnésique et un multiculturalisme impensé, la France risque, avant la fin de ce siècle, de n'être plus qu'un Etat additionnant des communautés claquemurées, désunies, voire hostiles. [...] "

" L'accusation est grave ", pourrais-je dire en réaction à cette assertion, si je ne la trouvais trop optimiste : la persistance même d'un Etat digne de ce nom n'est pas assurée en France à l'horizon 2100, du fait, on le rappelle souvent pour s'en féliciter, de la construction européenne qui tend à vouloir fondre dans un vaste ensemble sans âme ni frontières des nations européennes évanouies, mais aussi, ce qu'on dit en mots plus couverts, de l'incapacité qu'a la République à imposer les règles élémentaires du vivre-ensemble à ses nouveaux arrivants. Ivan Rioufol, qui a fait de cet échec du modèle d'intégration français l'un de ses thèmes de prédilection, ne se contente pas de formaliser ce que ressentent la plupart des Français : il donne des exemples très précis du processus de " fracture identitaire " qui se dessine sous nos yeux incrédules. Le mérite certain de l'ouvrage du journaliste est de ne pas commencer par stigmatiser l'immigration, ce qui constituerait une erreur fondamentale : si la République n'intègre plus, c'est que ses fondations, ses rouages, ses structures ne sont plus adaptées aux défis du monde contemporain, dont l'immigration est l'un des principaux mais non le seul.

Et c'est naturellement l'école, lieu primordial de la formation de la citoyenneté, qui est l'objet du premier chapitre de l'essai, " L'école, premier symptôme ". En citant ce professeur d'un collège de ZEP, qui expliquait dans Le Figaro des 19-20 mai 2007 qu'il ne lirait pas la lettre de Guy Môquet à ses élèves car " [...] ils seraient bien incapables d'en comprendre le sens profond et même d'en comprendre les mots qui la composent " (p. 17), Rioufol porte le débat sur le niveau de l'enseignement dispensé aux élèves dans les écoles françaises, dont le programme PISA de l'OCDE pointait au début du mois le déclin relatif par rapport à leurs homologues étrangères. Si certains pédagogues ont pu prétendre, dans les années 1980, que " le niveau monte ", c'est qu'ils se basaient sur une vision égalitariste -et donc niveleuse- de ce que doit être l'école républicaine. En comparant les niveaux moyens des élèves d'antan, pour qui l'enseignement était un privilège rare à partir du secondaire, et de ceux d'aujourd'hui, qui accèdent massivement au baccalauréat et aux études supérieures, on peut effectivement conclure à une élévation moyenne du niveau d'ensemble de l'école française. Reste que la comparaison internationale, elle, est implacable, et surtout que la massification de l'école occulte le fait que, comme le souligne Ivan Rioufol, l'école républicaine " [décourage] les meilleurs élèves au goût d'apprendre et de réfléchir " ( ibidem) -ce qui est objectivé par la moindre qualité, selon les professeurs d'université, des copies d'étudiants jusqu'à plusieurs années après le bac, alors que ceux-ci sont censés constituer la frange supérieure des élèves français- et " [assigne] les plus modestes à leur condition sociale " ( ibid.), ce qui constitue l'une des explications majeures de l'échec de l'intégration par l'école. L'effet le plus pervers de la massification de l'éducation est surtout d'empêcher les meilleurs élèves issus des classes populaires -et a fortiori issus de l'immigration- de s'élever dans la société, puisque, mis au même niveau que les autres par un système qui, du primaire au supérieur, refuse la sélection méritocratique, ils n'auront aucune chance de valoriser leurs études, lesquelles, de toute façon, ne mènent qu'à des diplômes dévalués. Lorsqu'un fils d'ouvrier obtenait le bac, à l'époque où celui-ci exigeait un réel niveau de connaissances et de compétences, la rareté imduite par la difficulté du diplôme assurait à son détenteur de connaître une meilleure situation professionnelle que celle de son père. Aujourd'hui, même si un enfant d'immigrés doué arrive à persuader ses parents de financer ses études jusqu'à cinq ans après le baccalauréat, la dévaluation -éternel corollaire de l'inflation- des diplômes, qui touche à présent même les masters, le rendra vulnérable sur le marché du travail : avec des diplômes sans valeur, ce sont les enfants des classes dites supérieures qui, du fait de leur aisance financière, de leur réseau et de leur connaissance des ficelles d'une société figée, pourront le mieux s'en sortir, tandis que les enfants issus des classes populaires et/ou de l'immigration seront contraints au chômage ou au déclassement. Difficile d'imaginer intégrer les nouveaux venus lorsque l'illusion égalitariste les prive de ce qu'elle leur promettait. L'égalitarisme est le plus sûr moyen de perpétuer les inégalités sociales. Il est un frein à l'intégration qui ne peut, à terme, que plonger les enfants d'immigrés dans la crispation identitaire, et, dans certains cas, la violence, comme le montrent les émeutes de 2005 ou de Villiers-le-Bel, dans des cités où l'échec scolaire -et donc professionnel- est endémique, et où son traitement en catastrophe -abaissement du niveau d'exigence, injection massive d'argent public- ne fait rien pour le résoudre. En somme, si l'école républicaine n'intègre plus, et si des sentiments anti-français se développent en son sein, elle en est la première responsable, sinon la seule.

Le deuxième chapitre de l'essai, " Coupable, forcément ", revient d'ailleurs brièvement sur l'école, page 37, pour citer cette épreuve du bac de français des séries technologiques (lesquelles acueillent beaucoup d'enfants d'immigrés), en 2005 : il s'agissait, après avoir lu le texte de la chanson Lily, de Pierre Perret, de composer sur le sujet suivant : " Lily, un an après son installation à Paris, écrit à sa famille restée en Somalie. Elle dénonce l'intolérance et le racisme dont elle est la victime. " Ce qui fait s'exclamer Rioufol : " Pour avoir son bac ? Faire le procès de la France ! " Je ne vois rien à ajouter à ce commentaire que cette légitime question : si l'on commence par dresser les esprits à culpabiliser la France pour ses crimes, réels ou imaginaires, comment va-t-on intégrer des populations majoritairement issues de notre ancien empire colonial ?

Après ces deux chapitres que l'on peut qualifier d'introductifs, et qui posent les conditions accidentelles de l'apparition, puis du développement de cette fracture identitaire, par le nivellement scolaire qui bloque l'intégration, et le dénigrement de la culture française qui rend cette dernière peu attractive aux nouveaux venus, Rioufol, dans un récit d'une logique implacable, des pages 49 à 100, décrit en trois temps les mécanismes de l'acculturation dont il estime, non sans raison mais avec quelque excès parfois, que l'Europe est atteinte. D'abord, des pages 49 à 63, " Chez les laborantins de l'homme nouveau " s'attache à décrire la promotion du multiculturalisme relayée par les élites européennes d'abord, qui défendent le modèle anglo-saxon d'" intégration ", c'est-à-dire uniquement par le travail, une grande partie de la classe politique française ensuite, même à droite, qui confond le métissage, facteur d'enrichissement culturel, avec le multiculturalisme, source de repli sur soi et de tensions communautaires, et les journalistes français enfin, volontiers " citoyens du monde " et acquis au mélange des cultures, principalement européenne et arabe.

Des pages 65 à 82, dans " La désinformation sur l'immigration ", Rioufol se fait théoricien du complot pour dénoncer les pratiques de l' Institut national d'études démographiques (INED) et de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), qui ont, de leur propre aveu, sous-estimé les flux migratoires, légaux et clandestins, qui modifient la nature de la population française depuis une trentaine d'années. Bien que souscrivant aux observations du journaliste, je ne suis pas sûr que cet aveuglement, commun aussi aux élites politiques et médiatiques françaises, résulte d'une volonté avérée : leur complaisance envers le multiculturalisme, décrite dans le chapitre précédent, explique certes le fait que les signaux d'alarmes, régulièrement tirés par des démographes indépendants auxquels Rioufol donne la parole, rencontrent si peu d'écho en France. On se souvient par exemple, il y a un an, de cette étude démographique qui laissait entendre que la France jouissait d'une fécondité exceptionnelle (à peine le seuil de renouvellement des générations en fait), nullement due aux femmes d'origine immigrée (alors que cela est purement fantaisiste). Mais on ne peut conclure à la décision sciemment prise de mentir sur les chiffres pour occulter la réalité migratoire. La vérité me semble plutôt être dans l'impuissance de ces élites à juguler un mouvement d'immigration massive pour lequel elles ont une certaine forme de complaisance.

Le chapitre 5, " Le trou de mémoire ", des pages 83 à 100, me semble le plus pertinent : Rioufol commence, page 85, par rappeler cette déclaration anti-historique de Jacques Chirac : " Les racines de l'Europe sont autant musulmanes que chrétiennes ". Ce mensonge, heureusement démenti par Nicolas Sarkozy lors de son discours du Latran où il a réaffirmé la primauté des racines chrétiennes de la France et de l'Europe -je lui en sais gré, bien qu'étant agnostique-, est d'un effet désatreux. Comme l'explique le journaliste, " Si l'islam a ses racines en Europe, les musulmans peuvent donc s'y installer à leur guise, et les quelque vingt millions qui y sont déjà sont dispensés d'une intégration pour eux humiliante en ce qu'elle soulignerait leurs différences culturelles. " ( ibid.) Difficile en effet d'intégrer une population en provenance d'une culture si différente si, en haut lieu, on considère -à tort- qu'elle n'a aucune adaptation à faire pour s'installer.

Si la première partie de l'ouvrage, composée des chapitres 1er et 2, était introductive, et la deuxième, composée des 3, 4 et 5, descriptive, la troisième, qui commence au chapitre 6, page 101, est prospective. Ivan Rioufol envisage, d'abord, " La tentation de la capitulation " qui selon lui s'empare de nombre d'Européens face à l'islamisation du Vieux Continent. Il rappelle, en 2006, l'affaire des caricatures de Mahomet, le discours de Benoït XVI à Ratisbonne ou l'affaire Redeker, du nom du philosophe qui avait émis une critique de Mahomet dans les colonnes du Figaro. Dans ces trois cas, comme dans bien d'autres, les exigences de vengeance des musulmans ont été regardées avec indulgence par les élites françaises et européennes, certaines condamnant la publication des caricatures par Charlie Hebdo ou exprimant leur désaccord avec la teneur des propos du pape et du philosophe. Nul n'osa s'indigner de ce que des islamistes étaient en passe d'imposer le délit d'" islamophobie " à l'Europe, ni même qu'aucun musulman européen ne condamna publiquement les incendies de certaines ambassades et représentations diplomatiques danoises et norvégiennes dans certains pays musulmans (pas plus que les attentats meurtriers de New York, Madrid et Londres d'ailleurs).

Dans le chapitre 7, des pages 117 à 135, " Un séparatisme en marche ", Rioufol, à travers les exemples des hôpitaux, où des maris de patientes musulmanes exigent que leurs femmes soient examinées par des médecins femmes, ou des écoles publiques, où des élèves d'origine maghrébine opposent de façon croissante les " Français " à " nous ", se revendiquant d'une identité non plus seulement arabe mais désormais musulmane, montre qu'un apartheid subi est en train de s'édifier entre les zones du territoire majoritairement musulmanes et les autres, osant dans le dernier paragraphe (p. 135) une comparaison avec des contrées ayant subi des séparatismes ethniques analogues :

Vient, page 137, le chapitre 8, le plus polémique, " L'Eurabia à petits pas ", qui fait état, se basant sur les écrits de l'historienne suisse d'origine égyptienne Bat Ye'or, d'une alliance de fait entre l'Europe et le monde arabo-musulman à la faveur de l'échec du panarabisme face à Israël au tournant des années 1970 et du choc pétrolier qui lui a succédé. L'Europe, en échange de pétrole à bas prix, apporterait au monde arabo-musulman, impuissant politiquement, son soutien sur la scène internationale, notamment dans le dossier palestinien. J'ai soigneusement conjugué tous les verbes au conditionnel, car j'ignore si cette conjuration relève du fantasme ou de la réalité. Mais, fût-elle empreinte de paranoïa, cette idée montre le pouvoir qu'a acquis le pétrole dans les faits et dans les esprits. Pour éviter que ce scénario devienne probable, si ce n'est pas déjà le cas, la sortie de la civilisation du pétrole s'avère donc indispensable. La peur eschatologique du changement climatique, dû aux émissions de gaz à effet de serre -et donc à la consommation de pétrole-, si elle est largement excessive dans ses prévisions -la fin du monde n'est pas pour le XXIe siècle- contribue au moins à faire évoluer les mentalités pour privilégier des énergies alternatives au pétrole. Un moyen de faire pression sur les pays musulmans et de réduire leur chantage sur le plan international. Encore faudrait-il que le nucléaire, plus sûre alternative au pétrole, ne soit pas présenté comme le mal absolu par les militants écologiques et certains de leurs relais médiatiques et associatifs.
Mais le vrai défi, sur le continent, Rioufol le rappelle des pages 151 à 166 dans le chapitre 9 : " Soutenir les musulmans modérés " (extrait p. 152 ci-dessous).

Dans ce chapitre, Rioufol s'attache principalement à établir une distinction entre musulmans réellement modérés et musulmans que je qualifierais personnellement d'" orthodoxes ", c'est-à-dire ayant condamné l'islamisme radical mais n'ayant pas renoncé à l'islamisation de la société par la démographie et le noyautage des institutions, avec pour objectif ultime l'établissement, dans les zones où les musulmans sont majoritaires, de la Loi islamique, réclamée par un nombre croissant de musulmans. Le journaliste appelle en fait la République à bien choisir ses interlocuteurs, considérant comme vraiment modérés les musulmans qui veulent défendre la laïcité telle qu'elle a été définie en 1905 par l'Etat français. Pour Rioufol, un musulman modéré est donc un musulman incontestablement républicain. Parmi les personnalités intéressantes -mais étrangement peu suivies par les médias-, l'éditorialiste cite l'exemple de Mohamed Pascal Hilout, initiateur du " nouvel islam ", qui suggère d'instituer le français comme langue liturgique du culte musulman en France, avec des salles de prières mixtes. Une telle innovation serait certainement bénéfique à l'intégration des musulmans de France, et on se demande donc avec Rioufol pourquoi l'Etat choisit comme interlocuteurs des personnalités comme Dalil Boubakeur ou Tariq Ramadan et non ces musulmans modérés et raisonnables.
Le dixième et dernier chapitre, des pages 167 à 188, propose quatre " Pistes à suivre " pour que le processus enclenché de fracture identitaire s'enraye et que soit possible une intégration durable et harmonieuse des musulmans de France :

Voici, donc, les quatre " pistes " qu'il dégage pour atteindre cet objectif :
1) La première urgence est de rejeter clairement le multiculturalisme. Il est une menace pour la nation qui a besoin d'une culture propre pour exister. (p. 171) [...] En réalité, l'identité française ne peut continuer à s'épanouir que dans le cadre de la nation, cette société naturelle qui s'identifie dans la patrie et que les " élites " [c'est moi qui ajoute les guillemets, ndlr] jugent trop volontiers obsolète. [...] Si l'on veut bien considérer la nation comme une sorte de famille (dans " patrie " il y a pater), c'est elle qu'il faut libérer de l'envahissante idéologie prétendument " antiraciste " qui n'a eu de cesse de culpabiliser le sentiment d'appartenance en inculquant la haine des origines [...] et en vouant un culte au " citoyen du monde " dégagé du fardeau de l'histoire. (p. 174-175)
2) La deuxième urgence est de rappeler ce que sont la France et l'Europe, en référence à leur histoire commune héritée de Jérusalem, d'Athènes et de Rome. Il faut retrouver la continuité de notre culture et de notre civilisation, aujourd'hui noyées dans une amnésie collective. Ou l'Europe restera laïque et fidèle à son passé, où elle sera probablement islamisée avant la fin de ce siècle. (p. 175)
3) La troisième urgence est de cesser de voir la souveraineté des institutions politiques reculer face aux exigences de minorités abusivement présumées victimes. (p. 179) [...] La France doit apprendre à dire non et à répéter le mot " obligation " à l'intention de ceux qui désirent la rejoindre. Elle doit oser contrarier l'islam dans ses prétentions à l'immunité, aux faveurs, aux exceptions et aux réécritures de l'histoire. (p. 180) [...] Cette exigence de respect des fondamentaux de la République doit pouvoir s'accompagner de la rédaction d'un code commun qui devrait être soumis à l'adhésion obligatoire des nouveaux arrivants désireux d'entrer dans la communauté nationale, mais aussi des imams ou des dirigeants d'écoles de formation théologique. La violation du serment vaudrait parjure, voire déchéance de la nationalité française. (p. 181) [...] Il revient aux hommes politiques, à l'issue de débats nécessaires, de dresser l'inventaire des valeurs sur lesquelles la France devrait se montrer intransigeante et exiger de la société civile le respect de certaines obligations. Parler français, connaître l'histoire du pays et s'engager personnellement à en respecter les lois, les moeurs, le mode de vie, la liberté de pensée et de critiquer - des règles qui refusent notamment la soumission, l'asservissement de la femme, les discriminations religieuses et tout ce qu'autorise généralement la charia- devrait être les conditions minimales de ce nouveau code commun, sorte de charte universaliste qui reste à écrire et qui s'imposerait aux nouveaux venus, notamment dans le cadre du regroupement familial et des régularisations, et a fortiori aux candidats à la naturalisation. Ce document devrait inclure un engagement sur l'honneur à ne pas porter le voile islamique dans les lieux publics et dans la rue. (p. 183-184)
4) La quatrième urgence est d'en finir avec le droit du sol et l'octroi quasi automatique de la nationalité, qui peuvent conduire, dans les faits, à brader la carte d'identité nationale, considérée comme donnant simplement accès à un certain nombre de droits sociaux. Si ce droit du sol, inspiré par les meilleurs sentiments, a longtemps permis d'accélérer les processus d'assimilation quand il s'appliquait à des immigrés européens déjà immergés dans la culture occidentale, il crée aujourd'hui de plus en plus de Français qui, légitimement attachés à leur culture d'origine, ne se reconnaissent pas dans cette identité imposée aveuglément [...] . (p. 184) [...] S'il serait régressif d'en revenir au droit du sang, qui enferme un peuple dans son ethnie, le recours au droit de la volonté (le jus volontatis, un temps retenu par la Révolution française) permettrait d'en finir avec ces distributions automatiques de droits d'entrée dans l'intimité d'un peuple dont la tolérance est de plus en plus perçue comme une faiblesse. La République n'a pas à rougir de demander allégeance à ceux qui veulent partager son destin. (p. 185) [...] Mais il faut aller plus loin et supprimer la double nationalité qui profite à 200000 personnes environ. Elle est en effet une ambiguïté. On ne peut pas être français à 100 % si une partie de sa nationalité est ailleurs. (p. 187) [...] La suppression du droit du sol, qui pourrait s'accompagner d'une relance de la procédure de déchéance de la nationalité française, induirait en outre une nouvelle vision, moins crispée, de l'immigration. [...] La suppression du droit du sol pourrait sans doute s'accompagner d'une plus grande souplesse dans la gestion des flux migratoires, laissés plus libres d'entrer et de sortir du territoire. La France devrait alors accepter que le statut d'étranger - protégé par certaines règles liées à son utilité économique - ne donne pas droit aux mêmes protections qu'aux nationaux. Cela se fait dans tous les pays du monde. (p. 188)
Si je suis entièrement d'accord avec les trois premières " pistes " (refus du multiculturalisme, réaffirmation de l'identité judéo-chrétienne et gréco-latine de la France et de l'Europe, plus grande fermeté de la République face aux exigences identitaires des minorités ethnico-religieuses), la quatrième, dont je reconnais la recevabilité, me semble toutefois relever de l'aveu d'échec. Revenir sur le droit du sol constituerait, à mon sens, une négation de la vocation assimilationniste de la France. Ce n'est pas le principe du droit du sol qui pose problème, mais son inadaptation au défi représenté par l'immigration de masse. Restreignons drastiquement l'immigration extra-européenne, intégrons ceux qui ne le sont pas encore et le généreux et honorable droit du sol devrait pouvoir être conservé.
Alors, que, dans l' introduction, Rioufol exhortait ses lecteurs à redevenir " la grande France ", selon le mot de Victor Hugo, il appelle en conclusion, ce qui fut une heureuse surprise pour moi quand je découvris le livre en librairie, à la construction d'une Union occidentale entre l'Europe et les Etats-Unis. C'est, considérant que l'Union européenne, censée protéger la diversité des nations d'Europe, y échoue, une option que j'ai déjà défendue ici dans les réponses à certains commentaires. La construction européenne, qui est surtout née de la volonté des nations d'Europe occidentale d'exister entre les Etats-Unis auxquels elles étaient -et sont encore- soumises et le Bloc soviétique qui les menaçait, a perdu de beaucoup de son sens depuis la fin de la Guerre froide. Le monde globalisé qui prend forme rend nécessaire l'union des peuples occidentaux, c'est-à-dire l'Europe, les Etats-Unis et les anciens dominions britanniques d'outre-mer (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), non dans une seule optique défensive mais également pour qu'un développement harmonieux de nos sociétés, en accord avec des valeurs qui sont propres à notre civilisation et à notre civilisation seule, basées sur notre héritage judéo-chrétien et gréco-latin, soit possible au XXIe siècle. S'il est donc une partie de cet ouvrage dont je partage sans réserve les idées, c'est bien la conclusion, qui a le mérite d'ouvrir des problèmes, que l'on croit seulement français ou européens, au contexte mondial, lequel prouve l'urgence des solutions préconisées par tous ceux qui constatent que la civilisation occidentale est en danger. Dans le cas spécifiquement français, j'ai apprécié également la définition de la nation que donne Rioufol -et qui explique le titre donné à mon article- : reprenant le propos d'André Malraux, il " appelle Français ceux qui ne veulent pas que la France meure. " (p. 183, chap. 10) Rioufol ne l'a pas fait, mais cette citation aurait pu constituer une excellente " chute " pour son essai.
Trois critiques d'ordre général sur La fracture identitaire :
Si je suis d'accord avec la thèse générale de l'auteur, je lui reprocherais toutefois, d'abord, de considérer les périls qu'il évoque -avec raison- comme des causes plutôt que des conséquences de la fracture identitaire qu'il décrit. Si les populations d'origine immigrée n'admirent plus la France, ne veulent plus adhérer aux valeurs de la République, accueillent le discours victimaire de certains de leurs leaders, notamment sur la colonisation et l'esclavage, veulent de façon croissante se replier sur leur communauté, c'est moins, à mon sens, parce qu'elles y sont prédisposées que parce que les faiblesses inhérentes à la France, à sa société et à sa culture rendent vaines les exigences de la République en matière d'intégration. La France et l'Europe ne sont plus ce qu'elles étaient -mais certains, se basant sur la seule économie, osent encore prétendre le contraire-, et leur incapacité à intégrer leurs immigrés me semble plutôt illustrer, que causer, le déclin de leurs cultures, de leurs valeurs, en un mot de leur civilisation. Déclin qui se caractérise, en Europe occidentale, par l'effondrement du sentiment national et de la pratique religieuse. Cela, l'immigration ne l'a pas provoqué, mais le met en lumière. Si la France et l'Europe n'étaient pas dans un processus de déclin, l'immigration, même massive, ne suffirait pas à la faire vaciller, celle-ci étant avant tout le fait de personnes qui cherchent une vie meilleure. Les élites politiques et médiatiques, en niant ou en dévoyant l'identité nationale et occidentale, participent de ce processus de fracture identitaire, c'est vrai. Mais leur prêter une intention en ce sens serait les surestimer. Comme Jacques Chirac, elles se sont résignées à ce que l'immigration remplace les enfants que les Européennes n'ont pas, en grande partie du fait de la société de consommation.
J'aurais aimé, deuxième critique, qu'Ivan Rioufol, qui désigne certes la dénatalité européenne comme la cause de cette immigration de masse et de la fracture identitaire qui en résulte, propose comme cinquième piste une politique nataliste ambitieuse de la part de chaque Etat-nation européen, puisque seul un sursaut démographique en Europe pourra stopper le recours à l'immigration de masse et la substitution démographique -et donc culturelle- que celle-ci implique. Pour cela, l'Etat-Providence ne suffira pas et il faut trouver, sans retomber dans une société cléricale, une nouvelle raison de faire espérer aux familles que la venue de nouveaux enfants dans le monde ne sera pas vaine ni excessive. Aucune idéologie, aucun système, aucune législation, n'a pour l'instant trouvé de solution au déclin démographique de l'Occident. Autant dire que ce sera un travail de longue haleine, mais qui appelle des solutions rapides. Il est effarant de constater que la dénatalité a occupé une place quasi-nulle lors de la campagne présidentielle.
La troisième critique que je suis enclin à formuler concerne une omission de la part de l'auteur : si Rioufol défend avec sincérité la singularité de la France au sein du continent européen et de la civilisation occidentale, il oublie de mentionner un second péril pour les nations d'Europe : l'américanisation progressive de leurs langues et de leurs cultures, qui, elle, n'a rien à voir avec l'immigration, et encore moins -c'est une évidence- avec l'islam. Je suis comme Rioufol partisan d'une Union occidentale avec les Etats-Unis, mais celle-ci servirait surtout de bouclier au niveau mondial. A l'intérieur de la civilisation occidentale, chaque nation doit pouvoir exprimer sa différence, la France comme les autres. L'anglicisation de la langue française me semble être un danger au moins aussi grand que l'islamisation de la société française. La France doit, sur les plans militaire et diplomatique, reserrer ses liens avec les Etats-Unis, mais sur les plans culturel et linguistique, rien ne l'empêche de continuer à développer la Francophonie, dont la moitié des citoyens membres sont africains. La langue est le facteur premier, et ultime, de l'identité d'un peuple, ce que Rioufol rappelle. La France ne doit donc se rapprocher des Etats-Unis que dans la mesure où cela ne portera pas préjudice à sa langue. A l'inverse, elle ne doit se rapprocher des pays du Maghreb et d'Afrique noire francophone que dans la mesure où ses valeurs, ses moeurs, seront préservées. Un double défi qui doit conduire la France à trouver une voie médiane entre atlantisme et africanisme... et qui condamne, à mon sens, sa vocation strictement européenne.
Roman Bernard
Rioufol, Ivan, La fracture identitaire, Fayard, 216 pages, 17 euros.
A lire également, la note de l'éditeur ainsi que l'analyse, parue dans Le Figaro du 14 novembre dernier, de la démographe Michèle Tribalat, souvent citée par Ivan Rioufol dans son " bloc-notes " et l'ouvrage présent pour ses études sur l'immigration extra-européenne alternatives à celles de l'INSEE et de l'INED, qui tendent justement à accréditer l'idée d'une fracture identitaire en France.