Aprčs une bonne quarantaine d’années dans la profession, et bien qu’il ne se soit pas départi d’une souriante modestie, Jean-Louis Baroux maîtrise parfaitement son sujet. Dčs lors, les 240 pages cinglantes qu’il consacre ŕ la faillite du modčle économique du transport aérien font trčs mal (1). D’autant que ce pavé est jeté dans la mare par un observateur autrement compétent et crédible …qu’un journaliste ou analyste. Président du puissant réseau mondial APG Global Associates, Jean-Louis Baroux est aussi le créateur respecté du Cannes Airlines Forum, devenu World Airlines Forum. Une tribune hors du commun qui a notamment permis quelques passes d’armes historiques entre dirigeants de grandes compagnies.
Cela étant, voici un ouvrage tout ŕ fait étonnant. En effet, il ne tente pas de démontrer quoi que ce soit, il est factuel de la premičre ŕ la derničre page, il se contente de décrire un secteur économique qui marche purement et simplement sur la tęte. Pire, il transporte des Ťpassagersť (plus de deux milliards par an !) et ne s’est toujours pas aperçu qu’en réalité, ce ne sont pas de simples unités de consommation mais des Ťclientsť.
Ce bouquin est cruel pour cause de lucidité. Il décrit des rouages que chacun connaît, mais il les met bout ŕ bout, en énumčre les contradictions, les invraisemblances. Et au passage, mais ce n’est pas lŕ l’essentiel, il relčve les corporatismes, ŕ commencer par ceux des pilotes et des contrôleurs aériens. Avouons-le trčs franchement : on se régale en lisant la charge de Jean-Louis Baroux.
Elle commence par la pure folie du sacro-saint Ťyield managementť, gestion de la recette unitaire, l’art de vendre un seul et męme produit ŕ des prix évoluant dans une fourchette de 1 ŕ 12. Au-delŕ de certaines limites ŕ peu prčs compréhensibles, la méthode peut tenir de l’erreur judiciaire tant elle est injuste pour le consommateur. Notons que ŤJLBť aurait dű noter au passage que la SNCF a été contaminée, ce que constatent ŕ leurs dépens les utilisateurs du TGV. La modulation tarifaire avait un sens dans la maničre de faire d’Air Inter vers 1975, elle a été dévoyée par American Airlines et quelques autres ténors pour ensuite se répandre, tel un virus, dans les ordinateurs aériens de la plančte entičre.
Les cibles ŕ dénoncer sont évidemment nombreuses. On signalera, dans le désordre, les partages de code, pernicieux, la rareté organisée des créneaux de décollage et atterrissage (Ťslotsť dans le jargon aérien), l’intolérable business de la sűreté et, bien sűr, les extraordinaires rentes de situation des aéroports. Lesquels sont totalement défaillants, comme le rappelle l’un des meilleurs chapitres du brűlot. D’autant qu’en cette matičre, Paris fait trčs fort.
Un exemple : il était nécessaire de rappeler (seuls les anciens s’en souviennent) qu’une station de métro jamais reliée au réseau de la RATP dort sous l’aérogare d’Orly Sud, que les liaisons avec le centre ville, lŕ et ŕ CDG, sont insuffisantes et défaillantes, que l’architecture est erratique, la signalétique indigente, etc., etc.
Il était tout autant nécessaire de souligner que les compagnies low-cost, aidées par Internet, font désormais la loi et contribuent ŕ mettre en évidence l’inertie, la perte de contact avec la réalité, des ténors de la profession. L’inventaire des manquements, des faiblesses, est long, varié et, surtout, incompréhensible et inexcusable. Cela étant noté, une critique et une interrogation méritent tout particuličrement d’ętre mises en exergue.
JLB dit, ŕ juste titre, que les médias relčvent immédiatement tout incident, męme minime, mais délaissent le fond des dysfonctionnements. Et, en prolongement de ce constat, on est en droit de s’étonner de l’absence d’une forte association des clients du transport aérien. Il est vrai que le consumérisme bien compris n’a pas vraiment droit de cité dans nos pays. On rejoint lŕ l’absence de notion de client, les décideurs continuant inlassablement ŕ parler de Ťpaxť, l’art de transformer un individu en statistique, dit JLB. Bien vu !
Reste ŕ considérer l’aspect le plus extravagant de cet échec –c’en est bien un- ŕ savoir la mainmise des gestionnaires sur le systčme, mais avec des résultats financiers désastreux. JLB s’en souvient certainement, c’est ŕ la tribune du Cannes Airlines Forum qu’un économiste influent s’est écrié, devant une assistance médusée : Ťsi les banquiers avaient connu la suite de l’histoire, ils auraient abattu l’avion des frčres Wright en plein volť.
Aujourd’hui, on voit poindre le moment oů il faudra adresser des remerciements émus aux dirigeants de compagnies low-cost pour avoir secoué le cocotier, réveillant presque les consciences. Mais avec quel résultat ? Il suffit en effet de rappeler que męme déréglementation des voies aériennes, un tournant historique amorcé il y a plus de 30 ans, n’a pas suffi ŕ rénover le monde aérien.
Surtout, ne le lui dites pas, il ne s’en doute pas, JLB est un idéaliste. C’est ce qui le rend sympathique ŕ travers son analyse du mythe de Sisyphe des temps modernes. S’il avait pu voler, ce dernier n’aurait pas fait mieux que Dédale et Icare, il se serait brűlé les ailes.
Pierre Sparaco - AeroMorning
(1) ŤCompagnies aériennes, la faillite du modčle, un trou d’air de 4 milliards d’euros par an, L’Archipel, Paris