2 septembre (après-midi)
Et nous voilà lancés sur la route : o meu filho, la Reine des Lieux, un oncle et moi-même. Alors que les débuts sont vraiment délicats – faire du vélo dans un quartier labouré par les bus, les voitures, les motos est une épreuve olympique, à tout le moins l’équivalent de la trouée d’Arenberg – voilà qu’au sortir des quartiers pauvres de la ville, une route nous accueille (départementale normale) longée par une piste cyclable, ce qui suscite ma première véritable indignation : comment ont-ils les moyens de goudronner les pistes cyclables et pas les rues du quartier effrayant d’où l’on vient ? Mon esprit vagabonde entre les décisions de conseils que je vois siéger, les réclamations des pauvres gens que l’on froisse dans la poubelle, la démagogie des uns : « Un jour… des rues, promis ! » et la ruse des autres écolos: « Il nous faut des pistes cyclables ! » Je constate que j’invente des querelles de chez nous : les pistes cyclables mordent sur une petite largeur de la route, on a posé des plots de ciment et voilà tout ; elles sont en outre bien utiles pour les sans voitures, c’est-à-dire les pauvres. O meu filho a raconté à la Reine que chez nous les pauvres ont souvent des voitures, ce qu’elle a accueilli avec une incrédulité admirable : « Mais enfin s’ils ont des voitures, ils ne sont pas pauvres ! C’est une plaisanterie !» O meu filhio lui a ainsi donné sa première leçon d’occident ! Ces imaginations m’ont fait perdre un temps précieux et sous le soleil à 30°, la casquette aux couleurs du drapeau brésilien vissée sur la tête – je ne lésine pas sur les symboles et je suis ravi qu’on n’ait pas pris de photos – je tente de combler mon retard. La route peu fréquentée ne cesse de monter et descendre ; ils roulent tous les trois en un groupe compact, je pédale seul loin derrière eux, parfois ils disparaissent et je suis pris par le grand frisson de la solitude, j’invente l’histoire d’un occidental de 62 ans qui se perd sur les routes bordées de cocotiers, hanté par l’odeur forte d’essences rares, de cris d’oiseaux dont j’ai bien du mal à retrouver les notes : c’est parfois moins une mélodie qu’une verticale de sons où graves et suraigus acrobatiques se chevauchent. Je me souviens de mon écoute de la veille dans l’Eden de la Pousada où les virages abrupts de chants au-delà du contre ut basculaient dans un ronronnement de chat, puis un silence troublé par la pluie mimée des feuilles de cacaos balancées par le vent. Oui, mais écouter, humer, ce n’est pas pédaler, et tout à coup j’entends un appel sombre et une ombre très large s’est lancée à ma poursuite ; le soleil dans le dos, se dessine au devant de moi une énorme forme, gigantesque chauve-souris, qui anticipe mes tours de roue et sans presque m’en rendre compte j’accélère, je panique un peu, n’osant pas me retourner ; soudain l’oiseau énorme me dépasse à dix mètres au-dessus de ma casquette, je reconnais immédiatement un condor, plumes blanches à l’extrémité des ailes, il crie affreusement et embarqué dans ma rêverie de persécuté fragile – Woody Allen dans la forêt vierge – je me sens visé par la bête : il a bien vu que j’étais en retard et qu’il était possible de s’attaquer au traînard, le lâche, il va me dévorer tout cru ! Il va me béqueter les yeux puis je roulerai au milieu des fleurs, on ne verra pas mon sang ; eh, mais j’étais venu là pour un mariage pas pour mon enterrement …
Non, décidément, je ne suis pas une proie intéressante et il repart vers les hauteurs planer tout à son aise avec ses compagnons d’errance. Je l’envie de découvrir un paysage vallonné et riche de rouges qu’enfin j’aperçois vraiment. La couleur vive ne me quittera plus de tout le séjour : c’est un éclatant feu d’artifice de fusées vermillon que l’océan de vert agite comme autant de mouchoirs. Il n’existe pas dans nos pays d’arbres aux rouges si vifs, des arbustes oui, mais des arbres jamais. Ce décor frissonne dans un incendie joyeux permanent, fracassant d’audace. Les palmes les surmontent, le vert des cacaos leur forme un haut décor cependant que l’ardeur de ces présences vives posées sur les arbres de taille moyenne me remplit de joie : « Toute la vie… toute la vie ». J’ai rattrapé mes sprinters qui bientôt s’arrêtent, je n’ai aucun mérite. C’est un oncle de la Reine des Lieux qui vit là avec sa famille, au bord de la route, j’espère voir la grand-mère ; o meu filho me fait signe que non, ce n’est pas encore notre destination finale. Repos. Je contourne la maison sans crépi au toit de tuiles que l’on voit de l’intérieur par les volets ouverts; c’est un homme et deux garçons que la Reine des lieux entoure, serre des deux bras lentement, embrasse, puis elle leur fait une accolade qui dure longtemps passant la main sur la colonne vertébrale, tendre caresse ; chacun en fait autant. Cela dure longtemps. Les corps se touchent vraiment dans la sueur et le souffle court. « Tudo bem » est murmuré, parfois seulement « bem », et le prénom que je n’entends pas. En se séparant, il semble alors qu’on ait le droit d’aller où l’on veut, dans un jardin ou un champ sans limites précises où les cocotiers poussent côte à côte ; l’oncle est en train de détacher les noix. Il monte à l’échelle, tranche ; elles sont ramassées par les garçons dans des brouettes et portées devant la maison. Un grossiste passera les ramasser. Je n’envie pas ces petits gars aux douze ans encore frêles qui poussent ces engins remplis de noix énormes à travers les creux et bosses du jardin, travail herculéen. L’oncle prend sa machette d’un mètre, taille une ouverture à coups rapides en tournant la noix dans sa main. Il en tend une à chacun de nous ; ils boivent, j’en fais autant. Je n’aime pas la noix de coco, je m’attends au pire. O meu fihlo me rassure en souriant. Il a raison. La première gorgée est celle d’une eau lourde très légèrement visitée par un parfum chaud, comme si l’atmosphère de la forêt environnante avait pu mystérieusement pénétrer à l’intérieur de l’écorce verte aux parois internes blanches (je me demande si celles qu’on vend au supermarché de chez moi ont ce même goût… sûrement pas, me dis-je, pour justifier le voyage). Tiens, je n’ai pas mangé depuis le matin, c’est vrai ; je me souviens d’avoir vu des enfants manger des morceaux de noix de coco pour seul repas de midi ; j’avais trouvé ça effrayant, mais je l’avais vite refoulé. Et là le liquide me coule admirablement, on dirait l’eau d’un fleuve pur, cette invraisemblance. L’océan sans sel aurait peut-être ce goût primitif ; ce n’est pas du lait, mais ça en a la chaleur lorsque le matin etc. Je ne m’attarde pas, car je vois que la conversation tourne autour d’un arbre flanqué d’un autre. On s’interroge, puis on aperçoit des citrons, je me disais bien que j’avais déjà aperçu quelque part cette ombre tranchante troublée par des éclats de soleil que l’ondulation du vent provoque. C’était à Menton, il y a si longtemps… je chasse ce souvenir ; je demande à mon traducteur. Un citronnier a été planté trop près de l’autre si bien qu’il ne donne pas de fruits. La lutte. L’un donne, l’autre pas. C’est injuste, c’est ainsi. On se prend à caresser le tronc de celui qui ne donne pas de fruit. On le plaint, on aime tant l’égalité au pays de misère. Un mot de l’homme, et l’on comprend qu’il ne va pas tarder à l’abattre. Puis la conversation roule enfin – je crois bien que c’est la première fois – sur des choses très concrètes. Oui, les cocotiers, c’est intéressant. Tous les deux mois la récolte est possible, oui c’est vivable. Enfin, c’est vu ainsi par l’homme. À voir ses muscles fins, sa poitrine creuse, on se dit que ce n’est pas évident, d’autant que la maison semble à demi construite. Mais non. Il y a même des animaux domestiques… quelques-uns, abandonnés dans des enclos ; en fait, on n’en sait rien.
On repart après un « tchau » lancé comme si j’avais toujours vécu dans le pays, et la route reprend avec ses lenteurs tranquilles, la boisson fait son effet, les jambes me permettent maintenant de suivre l’allure imposée. Quelques kilomètres toujours en compagnie des condors qui cette fois se le tiennent pour dit, et nous arrivons à la fameuse maison de la grand-mère. Elle est bleue avec des contrevents bruns ; pas de fenêtres. La bâtisse sent le délabré, l’accueil est aussi lent que chez l’oncle. Le corps de la grand-mère est minuscule : les bras, le visage profondément ridé, tout est maigre, des os sur la peau. La porte est en deux morceaux pivotants et elle se penche sur la partie basse, appuie ses bras pour nous parler. Elle parle fort car la télé marche à fond dans une pièce qui n’est meublée que par le poste de télévision ; je note qu’il n’y a pas de chaise ; au fond dans une autre pièce on aperçoit un lit défait ; une autre femme plus jeune est là avec ses deux enfants ; je ne parviens pas à comprendre qui ça peut être ; une tante, une cousine ? Peu importe, on se sourit, ils semblent contents de nous voir, la télé hurle contre la forêt environnante, personne n’a l’idée de la baisser, c’est une musique brésilienne jouée par des artistes pour qui l’art se résume à ce rythme très particulier ; ça braille, on dirait la télé de chez nous, mais ça balance drôlement, comme si on avait emprunté au vent dans les feuilles des palmiers le va et vient heurté de cette musique acide et douce à la fois. Je retiens le chuchotis des syllabes qui passe comme une brise dans les paroles.
Je m’interroge : pour quelle raison est-on allé chez la grand-mère ? D’une autre pièce on apporte un tapis roulé qu’on étale sur le sol carrelé de la pièce vide. Il est bleu et marqué de dessins orientaux d’un brun rougeâtre, indéniablement resplendissant, il illumine la chambre, rivalisant avec l’éclairage sautillant de la télévision. Dans la tempête de musique fanfaronnante, sa surface étend un calme incongru que nous apprécions avec force exclamations sincères ; c’est un cadeau de mariage ! La Reine entoure la grand-mère de ses bras, la serre prudemment comme une poupée de porcelaine et la langue court entre les murs, dominant les chants guitarisés de la TV extatique, rouleau de mots qui charrie des chuintements précipités que la vieille femme accueille avec des mouvements modestes ; son visage ridé s’empourpre légèrement. Nous ne restons pas très longtemps, juste une petite errance aux alentours, entre la parabole énorme qui semble capter les étoiles, c’est-à-dire les stars hip-hop lancées vers le ciel et retombées ici dans la cabane perdue, et l’énorme citerne bleue qui sert de château d’eau, assise comme un gros crabe à carapace de tôle. Il semble qu’il y ait à peine un jardin jonché de noix de coco à moitié dévorées, d’outils qu’on a rangé à la va vite. L’oncle qui nous accompagne s’exerce à couper en deux une énorme branche qui traîne à l’aide d’une hache très affûtée : tous les coups portent, les morceaux volent sans qu’il fasse aucun effort, le seul poids de l’acier entame la branche. Il s’acharne, puis sans aucune raison repose la hache contre le mur de planches de l’appentis vermoulu, c’était un exercice, juste comme ça, pour rien.
On roule le tapis, l’oncle le met en travers du porte-bagages, mille tendresses s’échangent et l’on repart précipitamment. La nuit tombe tous les jours à 17h30 et la hâte nous a saisi, la route est longue, aucun vélo n’a d’éclairage. Sous l’effet de la ruée, je me sens pousser des ailes et je m’aperçois soudain que contrairement aux autres bicyclettes, la mienne possède trois plateaux et cinq pignons. Je parviens à les utiliser au mieux et me voilà cavalcadant en tête jusqu’au retour dans le quartier misère. O meu filho en profite pour m’encourager, tandis que l’oncle, tapis en travers, s’empresse de rouler à gauche sans que je comprenne bien pourquoi : par bravade ? Pour être mieux perçu des autres véhicules ? Nous retrouvons la piste, puis les cahots des rues de terre qui traversent les lieux de la Reine. Une fois le tapis déposé, la nuit étant tombée, nous voilà à pied traversant le quartier coloré, pitoyable, passant lentement d’une maison à l’autre. Presque à chaque seuil, des vieilles, des jeunes entourent la Reine des Lieux, on la félicite, la serre, c’est un palabre sans fin à propos des morts, des malades, rhapsodie de noms propres dont je capte les accents à la volée. Une camionnette passe, c’est la bonne, elle va nous ramener à la petite ville : porte coulissante ouverte à la main par le chauffeur. On se sourit et on s’effondre sur les sièges encore disponibles. L’arrivée à la pousada se fait sans un mot : on glisse les billets de Reals de main en main ; le chauffeur défait un paquet roulé dans sa paume pour régler la différence tandis qu’un flot hurlant de musique cascade contre nos tympans. Retour à la civilisation.