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Guerre au sein des populations et pathologie politique de Ch. Richard

Publié le 18 septembre 2010 par Egea

Souvenez-vous : au cœur du mois d'août, un billet que je croyais très anodin, ultra court, sur un sujet de philosophie aride qui me semblait n'intéresser que les plus tordus des lecteurs, un billet sur Charles Tilly suscitait un record de commentaires. Bon, on n'est pas encore chez Merchet ou dans le figaro, mais on ne joue pas non plus dans la même catégorie, hein? eux du genre poids lourd, égéa du genre agile... ça y est, vous allez me faire dire ce que je n'ai pas dit ! vous êtes incorrigibles, avec votre esprit taquin et rigolard!

Guerre au sein des populations et pathologie politique de Ch. Richard

Or donc, un lecteur assidu d'égéa décide de poursuivre la réflexion et de mettre en face la notion d'Etat et celle de guerre au sein des populations : on quitte là la stratégie seulement militaire pour évoluer vers une appréhension plus politique de cette stratégie. Intéressant, à l'heure des COIN. On y parle de Schmit et de Weber, de Bugeaud et d'Ely, du Hezbollah et des narcos mexicains, et de bien autre chose...

Merci donc à Christophe Richard qui me semble être un nom à retenir...

O. Kempf

Guerre au sein des populations et pathologie politique

Olivier Kempf a eu cet été l’heureuse idée de mettre en lumière les réflexions de Charles Tilly, qui exprime l’idée que « l’Etat a fait la guerre et la guerre a fait l’Etat ». Or, cette proposition une fois admise, ne peut que nous interpeller dès lors qu’on la juxtapose à celle du général Desportes lorsqu’il explore le concept de guerre au sein des populations. Ce dernier explique en effet que le but de ces guerres est d’assurer la restauration de l’Etat, car elles n’ont plus lieu « entre les sociétés » mais « dans les sociétés ». La guerre au sein des populations est ainsi liée aux « pathologies politiques » d’un ordre étatique en profond bouleversement, puisque l’Etat entre en compétition avec des acteurs qui s’imposent sans forcément chercher à assumer des responsabilités générales

En effet, l’Etat moderne s’est structuré en s’appropriant les ressorts fondamentaux du politique qui organisent le rapport à la violence. Or les problèmes que posent aujourd’hui les guerres au sein des populations sont liés à une crise du modèle étatique qui perd en partie le contrôle de ces ressorts. Les évolutions en cours dans les Etats occidentaux méritent donc d’être interrogées sur leurs plus ou moins grandes capacités d’adaptation à ce nouveau contexte stratégique. __ L’Etat, la violence et la politique.__

L’Etat moderne tel que le définit Max Weber est « une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Cette définition qui lie directement l’Etat à l’organisation du rapport à la violence est appuyée par les propositions de Carl Schmitt qui a su exprimer l’essence du politique. Pour ce dernier, le concept d’Etat présuppose le concept de politique. Le critère du politique repose sur la distinction ami-ennemi et l’Etat exerce le monopole de cette fonction par sa force décisioniste, c'est-à-dire sa capacité à transformer le droit en loi, et d’imposer cette dernière, au besoin par la force. L’Etat réconcilie ainsi légitimité et légalité, et distingue la violence politique de la violence criminelle. Mais cet ordre suppose des catégories claires, et avant tout un concept d’ennemi reconnu comme hostis et non inimicus, c'est-à-dire un ennemi public, justifiable d’une intention d’hostilité politique, qui n’est pas forcément liée à un sentiment d’hostilité. Cela exige l’allégeance de ceux au nom desquels l’Etat désigne hostis. Cette allégeance repose sur une relation protection/obéissance. Pour pouvoir y prétendre l’Etat doit donc avant tout organiser la paix et la sécurité intérieure, par un « ordre public ». Ainsi, désigner l’ennemi revient à délimiter un dedans et un dehors politiques.

La dynamique politique suppose donc sur deux idées fondamentales. Le politique repose sur le pouvoir de désigner l’ennemi et l’origine du lien politique est un rapport de protection/obéissance. L’Etat dispose de ces deux ressorts par sa force décisioniste.

La guerre au sein des populations est une réalité ancienne qui pose des questions nouvelles.

L’Etat nation a su dans sa phase d’expansion trouver les réponses aux problèmes que lui posaient les guerres au sein des populations. Trois exemples suffisent à en attester. Bugeaud le « pacificateur ».

Le maréchal Bugeaud, chef militaire français emblématique de la première moitié du XIXème siècle, apprit la guerre au sein des populations en Espagne. Il a combattu en Algérie contre une société tribale dont la dynamique guerrière était indissociable de l’organisation sociale. Il menait son combat dans le cadre de l’imposition d’un ordre politique et social légitimé par un droit de conquête. Les méthodes qu’il employait s’adaptaient, avec la mentalité de son époque , à un ennemi en symbiose avec une population. Pour le vaincre, il n’hésitait pas à cibler cette dernière, notamment par la méthode des razzias prouvant ainsi qu’il dispose du pouvoir de frapper et de protéger.

Gallieni et Lyautey, les « organisateurs ».

Le rôle colonial de l’armée expose la synthèse de l’expérience de pacification entreprise au Tonkin sous l’impulsion de Pennequin et Gallieni. L’ennemi n’y a pas de motivations directement politiques, mais « économiques ». Les bandes de « pirates » chinois ou tonkinois entretiennent une domination prédatrice sur les populations du haut Tonkin. La stratégie consiste donc à organiser ces dernières, afin de rendre le milieu hostile aux pirates. La conquête passe par l’instauration d’un ordre politique qui implique la population dans sa propre défense. Son allégeance est obtenue en lui désignant un ennemi commun (les pirates), et en organisant sa protection contre ce dernier. Lyautey formule des critiques acerbes contre les tentatives de composition consistant à acheter la soumission apparente de chefs pirates. Ces menées de court terme allaient absolument à l’encontre des dynamiques politiques fondamentales sur lesquelles il s’appuyait .

L’expérience tragique des « Centurions » face à la guerre révolutionnaire et subversive.

A l’été 1957, l’armée française structurait sa composante de guerre psychologique au moyen d’une doctrine, le TTA 117 et d’une organisation, les 5èmes bureaux. La réponse à la guerre au sein des populations se constituait autour d’une force agissant dans une « quatrième dimension », dont le domaine d’action était la population. Au cœur de ces évolutions, on trouve des officiers comme le colonel Charles Lacheroy qui, confrontés à la guerre d’Indochine, ont théorisé la guerre révolutionnaire. Cette théorie a conduit l’armée et l’Etat à réinterpréter la guerre d’Algérie dans la perspective globale de la subversion communiste. Ce faisant, l’ennemi ainsi désigné, quoique d’apparence plus légitime, n’était pas le bon, car sa dimension purement nationaliste n’était pas reconnue. Dès lors, c’est en imposant de façon tragique sa force décisioniste que le pouvoir naissant de la Vème République a pu imposer la fin politique d’un conflit qui prenait de plus en plus la forme pathologique d’une guerre civile. L’Etat, en dernier recours ne peut qu’assumer la dimension tragique de ses responsabilités politiques qui revient à désigner l’ennemi tout en imposant les limites de la violence politique par le maintien de l’ordre public.

Ainsi, l’Etat trouvait les ressources pour répondre aux défis de guerres au sein des populations. Il faisait appel à son droit de conquête, à sa « mission civilisatrice », et en dernier ressort à sa force décisioniste, capable d’imposer sa légalité en soutien de sa politique. Or, ces voies ne semblent plus aussi praticables aujourd’hui, face à des acteurs qui ont su développer des stratégies efficaces.

Le symbiote et le parasite, deux stratégies emblématiques d’organisations qui se nourrissent de la dimension pathologique des guerres au sein des populations.

Le Hezbollah et l’Etat libanais, une relation symbiotique.

Le Hezbollah tire sa puissance du contrôle des deux ressorts fondamentaux du politique. Il s’est structuré à partir de 1982 autour d’une dynamique d’hostilité absolue à Israël. Il a par ailleurs doublé cette dimension guerrière par une dimension sociale, en organisant à son profit les communautés Chiites des territoires dont il prenait progressivement le contrôle. Cette puissance politique de fait fut officialisée en 1989 lors des accords de Taëf. La milice Chiite pouvait conserver ses armes dans la perspective de la «résistance» face à Tsahal au sud-Liban. Cet accord a initié une relation symbiotique entre un Etat trop faible pour assumer un affrontement direct avec Israël et une organisation en quête de légitimité politique.

La pathologie politique vient des équilibres ambigus d’une organisation trop puissante pour se soumettre à l’Etat mais trop faible pour s’imposer à la société libanaise. La population Chiite, source de puissance essentielle de l’organisation, ne représente qu’une majorité relative de l’ordre de 30% de la population du Liban et le Hezbollah exerce plus une hégémonie qu’une domination absolue sur elle. Le Hezbollah a donc besoin de la guerre pour légitimer le maintien de sa puissance politique.

Les cartels de la drogue face à l’Etat mexicain, la stratégie du parasite.

L’alternance démocratique de 2000, qui a mis fin à 71 ans de règne du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), a créé un vide politique que les cartels de la drogue ont occupé. Le PRI maintenait en effet un ordre politique par son arbitrage entre ces cartels criminels. La fin de cet équilibre a entraîné des conflits pour le partage du trafic de drogue vers les Etats-Unis. Le gouvernement mexicain, face à l’ampleur de la situation, a dû engager depuis quatre ans une véritable guerre contre ces organisations, mobilisant plus de 50.000 soldats. Ces violences auraient fait au moins 28.000 morts en trois ans et demi, et débordent aujourd’hui largement sur les Etats-Unis.

Les ressorts du phénomène sont d’essence politique. Ils jouent dans le cadre d’une stratégie qui peut être qualifiée de « stratégie du parasite ». Cela consiste à se nourrir de son hôte en l’affaiblissant sans pour autant le tuer. La capacité des cartels à désigner leur ennemi, y compris le gouvernement, s’appuie sur des forces puissantes. Ainsi le cartel du Golfe disposait jusqu’à peu d’une unité paramilitaire de près de 200 hommes, les Zetas formée après la désertion en 1997 de forces spéciales mexicaines. Ces derniers ont d’ailleurs pris leur envol et constituent un gang criminel indépendant et concurrent. « L’ordre » des cartels est fait de compétitions violentes… Les cartels retournent à leur profit les organes locaux du pouvoir dans les régions où ils sévissent par corruption et subversion. Ils y obtiennent la soumission quand ce n’est pas l’allégeance d’une population dont plus de 50% vit sous le seuil de pauvreté. Les cartels mexicains détournent les ressorts politiques au profit de leurs fins économiques. Pour autant, leur objectif n’est pas de détruire l’Etat mexicain mais de lui imposer une cohabitation violente.

Ces deux exemples incitent à prolonger la réflexion. Les ressorts politiques fondamentaux des guerres au sein des populations étant établis, il s’agit de voir comment ils peuvent jouer sur les démocraties occidentales modernes.

Les Etats occidentaux postmodernes au défi de la guerre au sein des populations.

L’Etat providence, un produit du « court » XXème siècle.

Les guerres totales ont entraîné la transformation d’Etats nations libéraux, en Etats providence aux compétences inédites dans l’histoire. Or, cette dynamique a connu une rupture avec la fin de l’ordre bipolaire, l’effacement de la figure de l’ennemi et la démobilisation sociétale qui en est la conséquence depuis une génération. Ce rappel permet de proposer deux explications pour éclairer les évolutions en cours au sein des Etats occidentaux.

De l’Etat guerrier à l’Etat policier

Les fonctions coercitives de l’Etat, en l’absence d’ennemi, se recentrent sur l’idée de sécurité. Cela se traduit notamment par l’établissement d’un continuum entre sécurité et défense tel que l’établit en France le dernier livre blanc. Par ailleurs, cette volonté de maintien de l’ordre s’étend aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales, au nom d’une communauté internationale. Or si la guerre interétatique avait pour fin un état de paix, le maintien de l’ordre exige des efforts permanents d’intensité variable.

En parallèle de cette réorientation il faut prendre en compte les évolutions du contexte sociopolitique dans lequel elle s’effectue.

De l’Etat nation à l’Etat marché

L’Etat marché est désengagé, décentralisé et mondialisé, adepte des privatisations et de la sous-traitance, ainsi que de la mise en réseau. Son fonctionnement s’opère plus par incitation que par des régulations. La participation du peuple aux affaires publiques est limitée, et s’opère plutôt par crises où le politique essuie de fortes tempêtes médiatico-émotionnelles. Il suppose de fortes inégalités au profit des individus opportunistes, flexibles et adaptables. L’opinion est versatile, hypersensible aux modes, incapable d’obstination ou d’acharnement.

Dans ce schéma, un dialogue direct semble s’établir entre l’individu et l’Etat. Or, ce dialogue est compliqué par deux facteurs qui pèsent sur la force décisioniste de l’Etat. Tout d’abord la société de l’information rend possible et accélère le retour de l’individu en tant qu’acteur de la stratégie, avant tout grâce à la force des réseaux. L’Etat voit donc un nombre croissant d’interlocuteurs, issus de la société civile, s’imposer jusque dans des secteurs régaliens. Par ailleurs, privés d’ennemis et organisés en communauté internationale, les Etats voient émerger de nouvelles sources de droit.

L’effacement d’hostis et l’angoisse politique.

L’effacement d’hostis fragilise les démocraties occidentales face aux guerres au sein des populations. Faute de pouvoir définir l’ennemi, l’Etat perd sa capacité de mobilisation. Il est contreproductif de diaboliser un égaré, tout comme il est inacceptable de conférer une quelconque dignité politique à un criminel. Il n’en demeure pas moins que l’Etat est sommé de répondre à l’injonction qui lui est faite d’assumer son rôle de protecteur. Cette pression a pour origine l’angoisse, sentiment lié à l’indétermination, et aujourd’hui exacerbé par la force de dramatisation des médias. L’angoisse politique nait de la perception d’une menace, cette perception nourrit des représentations, qui elles mêmes deviennent des ressorts politiques exigeant la désignation de l’ennemi pour mettre fin à l’angoisse. Le risque se situe donc entre l’emballement qui pousse à désigner un ennemi insuffisamment déterminé, et l’excès de réserve qui profite à d’autres acteurs prêts à s’emparer du politique afin de capter l’allégeance des populations. L’un ou l’autre de ces chemins amènent la guerre dans la société.

En conclusion

Les guerres au sein des populations défient le modèle d’organisation politique centré sur l’Etat. C’est précisément ce qui pousse certains auteurs à évoquer l’avènement d’un nouveau Moyen-Âge. Contentons nous de dire que la guerre au sein des populations traduit une pathologie politique. Il convient de partir de là pour concevoir les réponses adaptées aux cas d’espèce qui se présenteront. Cela implique de retourner à l’essence du politique, et de reconnaître son rapport tragique à l’ennemi, ainsi qu’à la relation entre obéissance et protection. Il ne s’agit pas là de poursuivre méticuleusement la vérité, mais d’interpréter utilement le réel.

Christophe Richard


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