Fatou Diome : Celles qui attendent

Par Gangoueus @lareus
 © uzaigaijin
Il existe des textes comme cela où vous vous demandez si l’auteur va tenir le rythme, la cadence, la qualité qu’il a distillé au début de son roman. Si la pertinence de son analyse, l’exploration profonde de l’âme humaine à laquelle il s’est engagé ne va pas être remise par un scénario incohérent. Alors vous continuez votre lecture, de surprise en surprise, pris par le style relevé, la langue célébrée, dans un univers qui vous échappe complètement même quand vous pensez en connaître un bout.
C’est dans cet huis clos passionnant dans sa forme, douloureux sur le fond que je me suis enfermé avec Fatou Diome. Dans ce long roman où la voix, non les voix de celles qui attendent quelque part en Afrique un homme, un mari, un fils parti à l’aventure pour l’Europe s’exprime. Ici, ce sont des jeunes sénégalais d’une île sérère qui bravent l’Atlantique pour rejoindre l’Espagne, pour sombrer ensuite dans la clandestinité.
Fatou Diome pose deux personnages centraux. Deux femmes. Bougna et Arame. Elles sont amies, avec des tempéraments différents et elles évoluent dans des contextes matrimoniaux très spécifiques. Bougna est une co-épouse dans un foyer polygame où elle tente de s’imposer par tous les moyens. Inconsciemment, elle n’a sûrement jamais intégrée les valeurs de partage de ce système. Elle est égoïste, centrée sur ses propres hantises, concernée par son désir d’être reconnue face à une première épouse peu disserte mais dont la réussite de la progéniture par pour elle et renforce jalousie et rancœur dans l’âme de Bougna.
Arame, elle, a été mariée de force un rescapé des guerres coloniales, grognon, irascible, stérile. Cet homme ne déverse que bile amer et insultes sur son entourage, enfermé dans l’enfer de sa déchéance physique et de secrets enfouis. Le fils aîné d’Arame est mort en haute mer dans le cadre de la pêche. Et son fils cadet, Lamine, le seul qui lui reste, est au chômage sans aucune perspective d'avenir.
Alors que chaque jour est un challenge pour nourrir la ribambelle de gamins aimants que sont ses petites-filles et petits-fils ainsi que son mari grabataire, sa comparse animée par des intentions retorses, lui propose un deal délicat en lui vantant les possibilités d’une réussite possible pour leurs garçons par le biais d’une traversée vers l’Espagne...
Ce qu’il advient de nos clandestins, on ne le sait que très tard dans le déroulé du roman. C’est l’attente de ces femmes, de ces mères qui ont réussi à marier leurs fistons. C’est aussi l’attente de ces épouses modelées dans ce système qui vivent l’absence mythique de cet homme émigré sensé faire fortune et apporter espoir à sa famille. Sauf que les chimères ne se concrétisent pas, les appels se font rares et les mandats sporadiques...
De toutes ces attentes, qui diffèrent pour chacune de ses femmes, celle de Coumba épouse de Issa, le fils de Bougna est la plus pathétique. Épouse aimante et fidèle, mère dévouée, sa voix est celle qui porte le mieux la détresse de ces femmes car elle est la seule dont la démarche est complètement désintéressée. La charge de son discours est l'une des plus belles réussites de ce roman. C'est aussi le personnage sur lequel s'acharne le destin avec une cruelle efficacité. Enfin le destin, suivez mon regard...
Les coups de fil s'étaient largement espacés. Les femmes accusèrent le coup. Mais on finit toujours par s'inventer une manière de faire face à l'absence. Au début, on compte les jours puis les semaines, enfin les mois. Advient inévitablement le moment où l'on se résout à admettre que le décompte se fera en années; alors on commence à ne plus compter du tout. Si l'oubli ne guérit pas la plaie, il permet au moins de ne pas la gratter en permanence. N'en déplaise aux voyageurs, ceux qui restent sont obligés de les tuer, symboliquement, pour survivre à l'abandon. Partir c'est mourir au présent de ceux qui demeurent.
Page 195, éditions Flammarion
Par ce roman, je découvre un texte magnifique de Fatou Diome. Un propos critique mais complet sur une petite communauté sénégalaise, sur les rapports complexes entre le nord et le sud, l'illusion de l'eldorado européen, sur la vanité du paraître, sur l'amour, sur les femmes, sur l'attente de celles qu'on ne voit pas, le tout porté par une très belle plume. Celle de Fatou Diome.
Ceux qui nous oublient nous assassinent


Fatou Diome, Celles qui attendent
Editions Flammarion, 1ère parution en 2010, 327 pages