Chronique d'un massacre annoncé

Publié le 17 septembre 2010 par Doespirito @Doespirito
On peut pas le nier, les cafés et les restaurants parisiens sont de plus en plus bruyants. Déjà, la musique est à fond. On vous mastique les oreilles avec du 95 décibels, genre David Guetta samplé funk R'nB garage lounge cubain afro-jazzo-amino-libido-hétéro machin-truc. Et pas la peine de demander au serveur s'il peut baisser la zique. Il vous regarde avec un air genre «Vous préférez pas une radio des ovaires de Susan Boyle?». Donc, il faut parler fort, TRES FORT. En capitales, sil vous plaît, pour que vous compreniez bien que le volume était à fond. Quand j'envoyais mes premiers SMS, je les écrivais aussi en capitales, parce que je n'avais pas trouvé les minuscules. C'est ballot. Jusqu'à ce qu'une amie me demande «Mais pourquoi tu cries comme ça, je ne suis pas sourde !». Je me suis excusé et depuis, je fais bien attention à mettre des capitales UNIQUEMENT QUAND JE GUEULE. Ok, ok, criez pas, je continue...
Donc là, non seulement le potentiomètre était dans la zone rouge sang de taureau énervé, mais les voisins de table criaient comme des putois pour essayer de se comprendre aussi. Résultat, on était au courant de tout ce qui se disait à gauche, à droite, devant, derrière... C'était très gênant. Et puis il y avait le personnel du restau qui déboulait sans crier gare pour prendre la commande, vite fait, là, on se dépêche, il y a d'autres clients qui attendent, non mais des fois, les ploucs en vadrouille à Paris, c'est la plaie... Encore, on a de la chance, l'été se termine. Quand il fait beau, en terrasse, il faut en plus se fader la circulation, avec les scooters à cran, les têtes brûlés de chauffeurs livreurs en camionnette blanche, les parisiennes en Vélib et sur les nerfs, les flics en civil à deux doigts de la bavure amnistiée, j'en passe et démineurs.
Bref, je ne sais pas très bien quand ça s'est passé. Mais je sais qu'à un moment donné, j'ai fini par perdre le fil, ce soir là. Je me rappelle vaguement de bribes de conversation. Mais impossible de savoir qui parlait. Même moi, je ne m'entendais plus, c'est pour vous dire. Ça donnait un truc comme ça...
- Non mais mon chef est un peu pénible en ce moment, il croit que c'est en gueulant qu'on va faire avancer les choses. Je ne suis pas payée assez pour supporter...
- LE VEAU ?
- C'est moi...
- ... LA PINTADE AVEC SON BOULGOUR ?
- C'est elle... Je peux avoir de la moutarde
- JE VOUS L'APPORTE !
- Ah et du pain... Merde, il a filé, ce loufiat de mes deux. Quand il reviendra, cramponne-le.
- Oui parce que je n'ai pas été augmentée depuis 5 ans. Et pourquoi, je te le demande ?
- Tu n'as qu'à te tenir droit, à la fin ! C'est la dernière fois que je t'emmène au restaurant !
- Tu devrais peut-être essayer de changer de job ?
- Ah non, pas scénariste. Lui, il est assistant de production. J'aime bien bosser avec lui...
- Oui c'est vrai, moi aussi, au début, j'adorais ça, je mettais la table, j'allumais des bougies, il m'embrassait en arrivant. Pour ma fête, il venait avec des fleurs... Ça finissait souvent par un câlin sur la petite table du salon, hmmmmm... quand j'y pense... Maintenant, il n'appelle même plus pour me dire qu'il est en retard, ce connard.
- Ah ah ah, c'est plié ! Et toi, t'en penses quoi ?
- Moi les vacances, c'est sacré. Et là, j'en ai besoin, sinon je vais craquer. Déjà que ça va pas fort avec Jef...
- J'en ferai bien mon
happy hours. Il est chic avec son look smart-sauvage, pas rasé de trois jours, chemise blanche et jean. Miam...
- Je sais bien mais en même temps, la gardienne ne répond pas après 19h. Il faut bien que je le récupère, ce Chronopost... Qu'est ce que je vais entendre, si je ne le récupère pas à temps...
- JE VOUS AMENE LA CARTE DES DESSERTS ? LE TIRAMISU EST MAISON !
- Ah ah, pétée de rire... Et tu y as cru, toi ? Et sinon, tu crois qu'il sera là, Hugo ? Il m'a demandé mon portable, mais je sais pas trop si j'ai envie...
- Tu devrais essayer. Il y a du taf chez les graphistes, en ce moment...
- C'est bien ça qui m'inquiète. Si ça se trouve, on n'en verra pas la couleur. Il est vraiment pas gêné...
- Je peux pousser votre sac, là ? Merci, c'est bon, ça va aller...
- En même temps, si c'est pour faire du html longueur de journée, merci bien. Je ne vais pas me rouler par terre pour partir...
- Non mais regarde-moi ça ! Je viens de te changer et il y a déjà des tâches aux genoux. C'est ça, prends sa défense, toi ! Tu sais comment on va nettoyer ça, monsieur Je-sais-tout ? 
- UNE AFFLIGEM, UN BOURGUEIL, UNE GRANDE CHATELDON... ET AVEC ÇA ?
- Non, rien, je te rappelle, je suis déjà en ligne...
- Tu fais ce que tu veux, mais moi je vais pas lâcher l'affaire. Il faudrait juste un producteur avec l'expérience du
prime. Tu ne bosses pas avec Alexandre Astier, toi, au fait...
- Oui, mais tu le connais, il ne dira rien, j'ai beau le questionner discrètement. Ça va nous coûter un bras!
- DESOLE, ON NE PREND PAS L'AMEX.
- Tu vois, on se croirait un 15 août chez les Jivaros. Un tabac, une épicerie fermée le lundi, basta. Si elle croit que je vais aller m'enterrer dans ce trou... 
- C'est toujours pareil, il fait son malin au début. Mais avec le contrat en main, il changera de ton, je te le garantis. Il est agaçant, tellement il est prévisible...
- Il est trop beau, je craque à chaque fois.
- Ça ne m'étonne pas de lui : c'est juste un gros ring'...

Etc, etc, pendant une heure et demie. Au bout d'un moment, j'ai renoncé à comprendre ce que me disait ma convive d'un soir. Je suis sorti comme un somnambule. J'avais les oreilles qui décompressaient, on aurait dit Thalassa spécial cétacés en boucle. Je me serais bien fait masser les tympans, si seulement il m'en été resté un. J'ai arrêté un taxi et je me suis affalé sur la banquette arrière. Le chauffeur avait Rire et Chansons. Du rire garanti toutes les trois minutes... A FOND LES BALLONS !!! Vous connaissez la suite, Monsieur le commissaire...