Les nombreux lecteurs du Bûcher le savent : je ne verse généralement pas dans le copinage. Mieux : j'aurais plutôt tendance à enfoncer le travail d'un ami, par jalousie, par jeu. Et ce sans la moindre honte. Me sachant coupable d'être en vie comme tout bon chrétien, j'ai de la culpabilité une image absolue, totalitaire : les crimes d'ordre inférieur ne me touchent plus. Ils ont cessé de me tourmenter. Ma jeune peau, longtemps marquée par le tison du désespoir — un cierge fiévreux que l'Enfer seul peut porter à de telles températures — est maintenant insensible à leur flammèche. La veulerie, la médiocrité — ces maladies me rongent encore, mais je n'en souffre plus. Je n'ai pas à rougir de ma mesquinerie car tout en moi a déjà rougi jusqu'au sang. Voilà à quoi ressemblent mes principes : à une défaite ; à l'antichambre de la mort. A un cheval de course abattu dans le dernier virage. Un bout de souffle.
Comme tout journaliste, j'ai un très haut degré de conscience morale : je parle uniquement des sujets que je maîtrise sur le bout des doigts. Je ne résume pas un problème complexe en une phrase amusante pour me faire mousser. Je creuse chaque article jusqu'à atteindre des profondeurs dangereuses, quitte à y jouer mon âme toute entière.
Il y a un mois, j'ai reçu par mail le roman de mon ami Julien D., Erebus. Avec une certaine surprise : je ne savais pas qu'il s'était attelé à la rédaction d'un roman (qui n'en est pas un d'ailleurs, ou plutôt, qui est plus que ça.) De lui, je n'avais lu jusqu'ici que des nouvelles de jeunesse. Des textes, bien qu'inégaux, qui révélaient un don stylistique déjà bien affirmé, et un sens aigu de la narration. Malgré quelques tournures maladroites, faciles, et, disons-le, franchement nauséeuses (une constante pour qui subit chaque jour les lavements des grandes écoles), je retrouvais dans ses histoires les qualités de mon ami : la générosité, l'empathie, l'humanisme. Entre les lignes, au milieu des bégaiements, on sentait un courage d'éboueur, du genre à ne pas basculer dans la témérité — pas d'expérimentation gratuite, pas de récupération ordurière (d'ailleurs, malgré son côté foisonnant, Erebus ne sombre jamais dans le post-modernisme navrant qui ruine une grande partie de la production américaine depuis des décennies.) Ce courage ne m'étonnait pas : dans la vie, Julien est un homme qui s'engage tous les jours dans des luttes intérieures qui le laissent épuisé, hagard, idiot comme au sortir d'une méningite. C'est parfois une torture de le voir se quereller contre lui-même, toujours désireux de se surpasser, en proie à une violence que rien ne semble calmer. C'est un hérétique qui, plus encore que certains chrétiens, a reçu le don des larmes.
Julien et moi sommes amis depuis des années ; à l'époque où nous nous sommes connus, nous n'avions pas encore commencé à écrire. Notre amitié n'a donc rien de littéraire. La littérature, d'ailleurs, quand nous sommes ensemble, nous n'en parlons jamais. De mes textes je ne sais pas ce qu'il pense ; il sait vaguement que j'écris, que je suis publié depuis quelques années sous un nom d'emprunt (ce qui le fait sourire.) Jusqu'ici, il a toujours eu la politesse de ne pas commenter ma production. Je ne lui pose d'ailleurs jamais de question à ce sujet ; je sais qu'il ne finit pas toujours de lire les romans qui lui parviennent dans les mains, voire même qu'il dépasse rarement la moitié d'un livre, aussi je crains de l'avoir ennuyé. Quoiqu'il en soit, je n'ai aucune dette envers lui. Quitte à être dur, je dirais même que je suis étonné par le niveau de son dernier texte qui, dans l'exigeant championnat des écrivains, le promet directement aux sommets d'une division supérieure.
Erebus, donc. Fils du Chaos selon la mythologie grecque, mais aussi navire d'expédition, ou encore volcan de l'Antarctique. Titre parfait pour une oeuvre qui se propose d'anéantir les mythes occidentaux et souffle sur leurs cendres dans l'espoir de bâtir une foi nouvelle et qui, à sa manière, explore des contrées inconnues, des régions de l'âme sinistrées par des éruptions sans âge, des landes arides comme les joues de certains patriarches russes qui, dit-on, n'ont jamais pleuré de leur vie. Titre protéiforme pour une odyssée contemporaine dont le but, à peine secret, est de tracer un nouveau continent du langage.
De quoi parle Erebus ? De nous. De l'homme. S'il fallait absolument résumer l'intrigue, en voici les grandes lignes : en 1875, Hector H., un dandy parisien, commande un haut-de-forme chez son chapelier préféré. Il a des désirs bien précis : le chapeau doit mesurer deux mètres de haut, pas moins, et comporter des épluchures de pommes incrustées à même le feutre. Le chapelier croit faire face à une crise d'excentricité, mais soudain Hector H. s'effondre sur le sol, pris de convulsions, et meurt en vomissant du sang (vingt pages de descriptions graphiques accompagnées de quelques dessins rudimentaires ne suffisent visiblement pas à Julien pour éponger le sujet.) Fin du premier acte (le roman en comprend 137.) Les chapitres suivants se concentrent sur la jeunesse d'Hector H., ses vacances en Andalousie, ses premiers émois sexuel — apparaît alors la trouble Carolina, sa (très) jeune cousine, qui brille dans presque tous les passages érotiques du roman. Carolina, c'est un peu la femme, celle qui résume toutes les autres, et dont le corps sera soumis à tous les sévices imaginables lors d'un séjour cauchemardesque dans un spa naturiste, à Liège.
Julien fait alors basculer son roman (de digressions en apartés, son roman ne fait que ça, basculer, tanguer, osciller, comme un bateau ivre, ou comme la vieille chaise sur laquelle mon grand-père attendait la mort) dans le domaine politique, et prend directement position sur des sujets d'actualité. Ainsi, on peut apprendre avec un étonnement non-feint que "les Wallons, c'est des cons" ; que "les Flamands, je les emmerde, ils sont moches et puent des dents" ; ou que "le jour où la Belgique va se séparer, ça fera un bruit de pet."
Soyons francs : les passages politiques ne sont pas les plus réussis. Si on peut rire à la première lecture de ces impertinences, à la longue elles finissent par lasser — ainsi, même si je salue l'extrémisme de l'idée (comme toutes les formes d'extrémisme), inclure des discours d'Hitler en braille par dessus le texte original du discours I Have A Dream de vous-savez-qui n'apporte rien à l'intrigue. C'est d'autant plus regrettable que le roman verse parfois dans une forme un peu naïve d'antisémitisme (on déconseillera aux âmes sensibles l'acte 86, intitulé Carolina en Terre Sainte), ce que je pourrais à la limite excuser s'il ne s'agissait pas, hélas, d'une provocation ludique de mon ami qui cherche peut-être là un moyen de s'inscrire à peu de frais dans la lignée des Céline-Rebatet-Brasillach.
Plus proches de nous, ces passages écologistes et piteusement païens (pour ne pas dire new age) où le ton se fait plus doctrinal : "L'obsession d'une terre propre, d'une terre humanisée et chétive comme une petite vieille à qui il faudrait laisser sa place dans le bus, voilà l'horreur. Cette passion de l'hygiène, qui a remplacé la crainte de Dieu, nous transforme petit à petit en missionnaires nazis sur la route de la pureté. Que ce soit en littérature, en religion, en politique, en écologie, en sexe, le constat est le même : la quête effrénée de pureté est une folie qui mène à l'effacement du défaut, et par là-même à la recherche de ce défaut et au besoin compulsif d'en créer un pour justifier notre droit à l'éradiquer. Les camps de concentration sont nés avec le premier alexandrin." (p. 621)
On aurait tort cependant de jeter aux oubliettes ces passages trop longs, boursouflés et espiègles : ils participent à la force du roman, à sa démesure. Ils entretiennent son gouffre avec un silence de la pensée ; à travers ces jeux, l'auteur dit je et condamne la propension contemporaine des romans français à être, disons-le, chiants comme la pluie, parce qu'ils ne risquent rien, parce qu'ils sont trop sages. Comme de splendides cons, les grands romans osent tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît — et ce n'est pas une insulte de considérer qu'au fond, une grande part de la réussite d'Erebus repose sur sa connerie intrinsèque.
La deuxième moitié du livre se déroule en 2154 (même si de fréquents flashbacks nous renvoient à la scène initiale où le héros vomit des litres de sang, dans un flot perpétuel qui évoque "l'écoulement" de Finnegans Wake.) Le futur de Julien D. n'est pas bandant. L'humanité y est montrée en perdition, désabusée. Hector H. est devenu une sorte de divinité païenne : on vénère son nom, mais les mythes construits autour de sa personne sont orduriers, infamants. Une nouvelle Eglise est chargée de porter son message, qui ne rencontre aucun écho dans la jeunesse mondiale. A la tête du clergé, on retrouve Putina, une lointaine descendante de la Carolina du début, qui partage avec son ancêtre un goût coupable pour l'autorité et les relations bestiales. La trouvaille poétique majeure du roman intervient dans cette partie : une histoire d'amour éthérée, en dehors du temps, va s'engager entre ce qui reste d'Hector H. (son mythe, son fantôme rongé par les rats de l'oubli) et Putina, qui laissera tomber ses prétendants équestres pour s'amouracher d'un mirage, une vue de l'esprit : "la rencontre entre deux êtres qui s'aiment, n'est-ce pas ça, au fond, l'amour ?" s'interroge Putina (et à travers elle, Julien D.) sur une petite route de Vénétie.
Après un final apocalyptique sur la banquise, au cours duquel les personnages sont confrontés à leur destin et à une armée d'ours mutants, on referme le livre un peu épuisé (1200 pages, sans interligne, police 12) mais ravi, ou peut-être pas ravi mais disons : soufflé, comme si l'on venait de subir une déflagration historique. L'énigmatique mention "à suivre..." conclue le roman, et laisse présager une suite bienvenue qui viendrait éclairer certaines zones d'ombre.
Evidemment, ainsi résumée, l'intrigue d'Erebus peut sembler confuse, mais on s'en doute, ce n'est pas un roman qu'on peut condenser à la légère. Erebus, à bien y réfléchir, est en fait, en lui-même, une condensation, un résumé de sa propre histoire, qui en dit plus que ce que les passages écrits laissent entrevoir, comme si les longues phrases de Julien se poursuivaient quelque part, dans une autre dimension, en dehors des pages et des règles grammaticales communément admises — à tel point qu'on peut se permettre ce paradoxe : le véritable résumé d'Erebus serait en fait plus long que le roman lui-même.
La base du rock, ce sont les chansons. En littérature, seuls comptent les personnages. Au fond, le style importe peu — celui d'Erebus d'ailleurs est sec, parfois relâché, voire, dans certains passages, bâclé ou inexistant — ce qui anime un roman, ce qui le fait vivre, ce qui le rend unique et permet au lecteur de s'identifier à un idéal, ce sont les personnages.
Partant de cette règle, il est évident qu'Erebus est un roman magistral, qui dessine avec une sensualité fulgurante des personnages de chair et de sang, qui va même jusqu'à peindre les détails les plus répugnants de leur anatomie pour dégager, par opposition, la pureté de leur âme, qui n'est qu'une plaie béante sans cesse en quête d'un Eden perdu (à jamais, semble vouloir dire Julien dans la conclusion.) La plus grande réussite, bien sûr, c'est Carolina, cette femme insaisissable qui se fait pourtant saisir par tous les hommes qui croisent son chemin, et qui ne vit que pour jouir un peu plus fort, un peu plus longtemps — sinistre métaphore de notre société où tout n'est que jouissance, même (et surtout) le pouvoir de ne pas jouir. Tour à tour nageuse, cousine naïve en robe blanche virginale, chanteuse de cabaret, professeur, infirmière nazi, elle irradie le roman de son charme vénéneux et rejoint la constellation des grandes héroïnes (l'Alejandra de Sabato, Molly Bloom, Cortazar et sa Sibylle, Clotilde sous la plume de Bloy) grâce à sa destinée tragique. "Ce qui n'est pas tragique n'existe pas" déclare Hector H. du haut de ses quinze ans, isolé dans la campagne andalouse. Carolina, elle, existe.
Contrairement à moi, Julien n'est pas croyant. Il me semble qu'il en souffre et que, comme beaucoup de personnes sensibles, il éprouve une nostalgie de la foi, qui est après tout le sentiment le plus rationnel qu'on puisse développer à l'égard d'une religion. S'il n'est pas véritablement chrétien, il m'a confié un jour que pour lui, la littérature n'était pas concevable sans un rapport théologique au texte, sans une approche viscérale du Verbe et de son incarnation. Ainsi, malgré son cynisme de façade, Erebus est parsemé de séquences mystiques très premier degré qui résonnent comme autant d'appels à l'innocence dans un monde dominé par la barbarie, cela même alors que ses personnages principaux se livrent aux pires exactions "par ennui, parce qu'il n'y a rien à faire, parce que la fête est finie, parce que les rideaux sont tirés et que le jour ne passe plus — nous n'avons de toute façon plus la force d'accueillir un jour nouveau, les vitamines nous manquent pour serrer dans nos bras l'être que nous chérissons et qui, déjà, de minute en minute, vieillit, se fane (...) Carolina, est-ce que la merde qui te ronge le ventre vieillit en même temps que toi, ou bien est-ce qu'elle reste la même, inamovible, comme un autel de la jeunesse (oui mais alors un autel de la jeunesse merdeux) ? Ce sont tes jeunes et vertes années que tu expulses, là, dans des toilettes blanches stériles, en lisant cette mauvaise revue norvégienne. La Norvège ne vaincra pas la mort." (p. 744)
S'engouffrer dans le vice pour se venger de l'inexistence de Dieu, on l'a certes déjà lu dans Les Démons, mais le traitement est ici beaucoup plus complexe que dans le roman de Dostoïevski : dans Erebus, le vice prend plusieurs formes, principalement littéraires, comme dans ce passage accablant où Carolina se coud un à un les mots du dictionnaire sur le corps "pour devenir une bibliothèque et multiplier l'expression de mes orgasmes." (p. 4)
Hector, Carolina et Putina ne sont pas seuls dans ce théâtre de la cruauté. A leurs côtés, on retrouve une brochette de personnages secondaires attachants (le péché mignon de Julien) : un moine franciscain accro au jeu qui parcourt la Belgique à la suite d'un pari ; un lanceur de couteaux mexicain qui noie dans le mescal son amour perdu ; ou encore un babouin qui parvient à lire les pages de gauche du fantastique Journal de Kierkegaard, mais pas les pages de droite. Cette galerie nous rappelle que tous, nous sommes des personnages limités, des êtres nés pour être caricaturés et réduits sous la plume d'une spectaculaire inquisition.
Erebus, c'est aussi un roman moderne, en ce sens qu'il emprunte beaucoup de références à la culture pop, tout en évitant les écueils habituels du name-dropping. Ainsi, l'acte 42, en apparence déconnecté de l'intrigue, nous présente Gene Clark en train de siroter un whisky dans un avion, juste avant une crise de panique qui le laissera marqué à vie. Mais à bien y regarder, cette peur du vol est lié au roman lui-même, à la peur de survoler les choses, de les effleurer sans rentrer dans le vif du sujet. A travers la crise d'angoisse d'un chanteur de country alcoolique et larmoyant, Julien aborde la question de la responsabilité individuelle : que faire, que dire face à l'horreur ?
Est-ce qu'Erebus est un grand roman ? Ce n'est pas à moi de juger, même si mon opinion m'incline à penser que oui. Est-ce qu'il faut se battre pour qu'il soit publié et disponible sur la devanture de votre librairie de quartier ? Oui. Je ne me bats pas pour un ami, mais pour l'amour qui est le mien d'une littérature extrême, qui s'imprime directement du nerf au papier, qui questionne le néant et, tel Jacob, affronte l'Ange dans le désert, quitte à se blesser, quitte à ramener dans ses filets quelques scories au milieu d'une pêche miraculeuse.
Le mot de la fin, je le laisse à Julien :
"On apprend à marcher en marchant sur le corps d'un autre, en piétinant l'autre. Sur le corps de Carolina, je n'ai rien appris : sur son corps, mes bras et mes jambes se sont débattus mais j'ai fini par me noyer, par me perdre dans sa chair flottante comme dans les tréfonds du port d'Aberystwyth, recouvert par des algues pétroleuses et les glaviots de cent marins ivres, et c'est là, alors que je me trouvais en elle, souillé par je ne sais quoi dans l'haleine de ses poissons, que j'ai compris qu'il était impossible d'aimer sans se salir, d'aimer sans foutre les mains dans le cambouis graisseux que certains appellent : les yeux (parce que les yeux de Carolina étaient deux grosses tâches de graisse) — alors j'ai plongé mon doigt dans l'orbite de Carolina, j'ai plongé mon doigt obèse, avec le bout d'ongle rongé, dans le blanc de son regard bleu océanetcoldouvrier, je l'ai enfoncé jusqu'à la faire pleurer et alors comme la Mer Rouge devant Moïse son oeil s'est fendu, j'ai l'ai éborgnée par amour et maintenant quand elle ouvre grand sa blessure (comme on ouvre grand une fenêtre, au réveil), elle ne voit plus que mon doigt, le souvenir de mon doigt qui la torture encore, comme s'il ne s'était jamais retiré." (p. 1020)
(Le roman est, en attendant une éventuelle publication, accessible par voie électronique.)