Des hommes et des Dieux de Xavier Beauvois n'est pas un film qu'on traite à la légère. Grand Prix du Jury mérité à Cannes, il a été choisi par la presse réactionnaire (Le Figaro en tête, mais aussi, cinéphiliquement réactionnaire, La Croix) comme une sorte de porte-drapeau tricolore du "beau cinéma" contre la lente, forcément chiante, incompréhensible, voire ridicule Palme d'or, le fameux Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures du charlatan thaïlandais au nom imprononçable, Apichatpong Weerasethakul. Les deux films vus, il est temps de ranger les armes et de parler cinéma.
Je ne cache pas ma circonspection naturelle devant un film aussi consensuellement opposé par une certaine critique (celle qui a oublié d'être critique) à une oeuvre de la dimension du Weerasethakul. Ma surprise vient d'une relative proximité entre les deux films, qui pourrait se résumer en une question : en quoi, comment la spiritualité peut aider un homme condamné à marcher vers la mort ?
C'est la terrible problématique du film de Beauvois qui, avec une dignité qui force le respect, nous montre le désarroi, les interrogations d'une communauté monastique devant la montée de la barbarie et les conséquences possibles pour chacun d'entre eux. Je précise bien que je parle ici d'un film et non des victimes, en 1996, d'une violence sadique (dont l'origine, islamiste ou étatique, n'est pas dévoilée par le film, puisqu'on ne sait pas vraiment d'où est venue la sentence de mort, ni quelle "raison" elle servait) devant devant lesquelles on ne peut que s'incliner. Et la décision de chacun, qui est la décision de tous, nous dépasse, nous qui ne sommes confrontés à rien de tel, même si elle nous laisse sans voix, ce qui est mieux.
Chez Beauvois comme chez Weerasethakul, l'acceptation de la fin passe par la préservation des gestes lents et lancinants du quotidien, gestes quotidiens et banals dans une ferme thaï en lisière de la jungle, gestes quotidiens et banals dans un monastère en milieu hostile. Comme si la meilleure défense contre un événement extraordinaire et redoutable était la consécration par la routine. Oncle Boonmee recueille le miel de ses ruches, sa belle soeur fait le ménage, frère Luc soigne, inlassablement, les moines se livrent à la liturgie, comme si ce qui avait toujours été serait toujours.Cinématographiquement, les méthodes diffèrent cependant. Là ou Boonmee, sa belle-soeur et ses fantômes abordent la mort et cheminent vers elle avec une sérénité qu'on doit bien qualifier de zen, en s'appuyant sur les forces telluriques de la Nature, les Moines vivent la décision à prendre dans l'inquiétude et l'angoisse. Là ou Boonmee accepte et attend, confiant, les Moines raisonnent et cherchent en une culture bien peu aimable, celle de la religion, une aide qui ne viendra pas vraiment. Chacun d'eux est le problème et chacun d'eux peut être la solution.
A ce moment, les voies s'écartent considérablement. Weerasethakul "maintient le cap" d'une sérénité harmonieuse avec la terre, la jungle, les singes-fantômes, la maladie, le passé et il semble que sa seule inquiétude, celle de ses personnages principaux, se portent sur l'avenir des vivants : que va devenir ce pays ?
Que va devenir ce pays, la question n'est pas étrangère aux Moines dont le sort est inextricablement solidaire de celui d'un pays gangréné par la civillisation et qui essaie de s'en sortir par la folie, la folie militaire, la folie religieuse. C'est une des beautés de ce film.
Là où les deux films s'éloignent vraiment, c'est dans l'appréhension de l'émotion.
Dans Oncle Boonmee, l'émotion vient d'une sorte d'acclimatation du spectateur à l'humilité des personnages devant ce qui les dépasse, personnages et spectateurs d'ailleurs, confrontés qu'ils sont des deux côtés de l'écran à une sorte de non-dit, non exprimé, non exprimable. L'émotion nait, je crois, de l'humilité même de ce cinéma impropre à tout expliquer.
Force est de constater que l'émotion, réelle, du film de Beauvois est scénarisée et portée par des acteurs dont c'est le
métier. Et là, ça dérape. Face à un Luc incarné au sens propre par un Michael Lonsdale qui ne joue pas, qui est ce vieux médecin épuisé mais railleur, dont la voix est toujours celle du sale type enfermé sous l'escalier par Marie Colère, (La mariée était en noir), Lambert Wilson fait l'acteur, il joue et surjoue la bonté et le don de soi, comme il le ferait au théâtre, pour des spectateurs éloignés auxquels il convient de faire comprendre le pitch. Et ça ne colle pas. Et jusque dans la reproduction, racoleuse mais bouleversante (bouleversante, mais quelque peu racoleuse) de La cène, avec expressions convenues des visages sous le flot lacrymal du Lac des cygnes, Lambert Wilson, acteur catholique, nous fait du cinéma.A aucun moment, Weerasethakul n'a à forcer le trait pour nous transporter. Ceci fait la différence et le place à une hauteur qu'aucun cinéaste français de moins de 80 ans ne saurait atteindre et c'est bien dommage, non pour lui, mais pour nous.
Ceci étant, Des hommes et des Dieux est loin d'être un film méprisable, c'est à mon avis un grand film un peu raté qui aurait trouvé sa vraie grandeur, non dans la recherche d'une proximité sentimentale avec le public, mais en s'en tenant à la rigueur, voire à l'austérité qu'il emprunte parfois à Bresson, à Rossellini, qui était le ton naturel du film.
Pour celles et ceux que l'Oncle Boonmee a fait craquer, je signale un court métrage du réalisateur, A letter to Uncle Boonmee, étrange et poétique, à voir pour 2 € sur l'excellent (et anglophone) site de streaming légal MUBI (CLIQUER ICI). Le même film est visionnable dans des conditions d'image et de son moins impeccables sur Dailymotion (CLIQUER ICI). Pour moi, 17 minutes de bonheur...