Enfant, j’habitais dans une petite impasse dont la plupart des maisons étaient occupées par ce qu’on ne nommait pas encore des gens du voyage.
Mes parents les appelaient forains ; je crois qu’ils vendaient du tissu sur les marchés.
L’une des seules fois où j’ai entendu l’un d’eux parler d’eux-mêmes, il s’est dit manouche.
Comme on ne les voyait qu’une partie de l’année, notre impasse présentait deux visages très distincts : de la série de maisons vides aux volets clos, au soudain réinvestissement des lieux par toute la famille qui remplissait d’une bonne dizaine de caravanes - détail véridique je vous l’assure - les jardins de leurs maisons cossues. On pouvait alors admirer une impressionnante collection de grosses voitures, a priori chères et souvent, je ne sais pourquoi, immatriculées en Corse. Ce parc automobile se renouvelait à dates rapprochées.
Bien qu’il y ait eu des enfants de mon âge, je ne crois pas avoir jamais joué avec l’un d’eux – mais c’est sans doute aussi de mon fait, j’étais un garçon plutôt sauvage.
D’après ce que j’en sais, ils n’y en avaient que peu parmi aux qui savaient lire et écrire. Enfin l’honnêteté de leurs sources de revenus pouvait être sujette à caution, les policiers nous ayant à quelques reprises visités à leurs propos et je me souviens de graffitis vengeurs et menaçant qu’un mécontent avait un jour laissés sur les murs de leurs maisons – ce qui tend d’ailleurs à relativiser l’analphabétisme que les résidents sédentaires de l’impasse leur prêtaient.
Si j’ajoute qu’à l’exception d’un ou deux, la plupart d’entre eux étaient fort désagréables, ne répondant quasiment jamais à nos bonjours vous aurez un descriptif assez proche de tout ce qui se pense de négatif sur cette catégorie de la population.
Pourtant l’idée qu’ils se fassent expulser m’apparait autant scandaleuse qu’absurde.
Rassurez-vous, eux sont à l’abri car, malgré une maîtrise très médiocre de la langue, ils sont pourtant tout a fait réglementairement français.
Si je vous raconte ça, c’est que si je peux dans une certaine mesure comprendre quelques exaspérations, il ne m’en apparait pas moins que renvoyer brutalement des familles entières, parfois avec des enfants scolarisés, dans des pays qu’ils peuvent avoir eu d’excellentes raisons de quitter, ne saurait se justifier par du mauvais voisinage.
Vous me direz que c’est là une éruption de bien pensance, que c’est faire l’ange de penser que ce genre d’incivilités mérite des réponses plus graduées.
Et je dois sans doute en effet me tromper quand nos plus petites exaspérations, les fâcheries, les inquiétudes, toute cette part du ressenti le plus primal, portée à un degré de puissance inédit par les sondages d’opinion que chaque fait divers suscite, est désormais la principale inspiration des faiseurs de loi.
Le Nouveau Détective comme voix du peuple et conseiller du Prince.
Mais tu ne te rends pas compte, me répliquera le penseur qui s’avoue maintenant volontiers réactionnaire. C’est que ce dernier s’est accaparé le « réel » par décret. Tout enivré par sa lucidité autoproclamée il ne voit pas que parfois les ennemis qu’il débusque, il les fantasme. Porté, il m’arrive de le craindre, par le sens de l’histoire, il monte chaque différence en conflit et porte chaque conflit jusqu’à l’irréconciliable.
Le moyen terme entre l’éloge béat d’une mixité (sociale, ethnique) supposée vertueuse en soi, et l’élimination de tout ce qui dépasse d’une règle commune de plus en plus restrictive est devenu sinon impossible du moins complètement absent des débats.
Le vivre ensemble a mauvaise mine. Les soirs de pessimisme noir, je ne donne plus cher de sa peau.