Notre époque manque de bons polémistes et si Alain Finkielkraut déniche parfois des Philippe Murray ou des Renaud Camus, il a manifesté un faible pour Chesterton. Gilbert Keith, anglais né à Londres de mère franco-écossaise, avait cette joie de vivre qui le faisait combattre, la plume à la main, les idées reçues de son temps. Il aimait les paradoxes, ce contre (para) l’opinion commune (doxa). Il né en 1874, s’est dit païen à douze ans, agnostique à seize, avant de virer chrétien vers 33 ans et de se convertir au catholicisme en 1922, au bord de l’andropause.
Chesterton était évidemment libéral, comme tous les bons esprits. Il était pour la démocratie et contre l’empire. Ce qu’il aimait en Dickens était cette formidable sensibilité pour l’humain. L’Eglise était pour lui admirable, car elle affirmait de façon scandaleuse trois absurdités « aussi déraisonnables que possible » : la foi, l’espérance et la charité. Aucun païen de bon sens n’aurait pu admettre une seconde de telles aberrations. Car « la charité, c’est pardonner ce qui est impardonnable, sinon ce n’est pas du tout une vertu. L’espérance, c’est espérer quand les choses sont désespérées, sinon ce n’est pas du tout une vertu. Et la foi, c’est croire l’incroyable, sinon ce n’est pas du tout une vertu. »
Chesterton considérait la famille comme le lieu de l’humain par excellence, où chacun est parachuté sans l’avoir demandé et doit composer avec une brochette d’originaux individualistes qui sont toute la palette de l’humanité. Pourquoi donc aller voir les Papous, se demande-t-il, ou voyager pour s’instruire, alors que tout est à portée d’analyse dans le home et au village ? « Les hommes d’un même clan vivent ensemble parce qu’ils sont vêtus du même tartan ou descendent de la même vache sacrée, mais dans leur âme, grâce au hasard divin des choses, il y a toujours plus de couleurs que dans n’importe quel tartan. Au contraire, les hommes d’une clique vivent ensemble parce qu’ils ont la même sorte d’âme et leur étroitesse est l’étroitesse d’une cohérence et d’une satisfaction spirituelles pareilles à celles qui existent en enfer. » Les cosmopolites qui se croient affranchis et universels devraient y regarder à deux fois : ce n’est pas parce qu’ils ont des centaines « d’amis » fesse-bouc qu’ils sont plus ouverts, au contraire ! « La raison en est claire », démontre Chesterton. « Dans une grande communauté, nous pouvons choisir nos compagnons, dans une petite le choix nous est imposé. Ainsi, dans toutes les sociétés étendues et très civilisées se forment des groupes fondés sur ce qu’on appelle la sympathie, qui excluent le monde réel plus radicalement que les grilles du monastère. » L’entre soi de la clique est bien plus grave pour l’esprit et les mœurs que l’identité de clan. D’ailleurs les identités sont nationales tandis que les cliques se mettent en ghettos et se réunissent en cercles fermés, circulant toutes vitres fumées, exclusivement dans de grands hôtels.
G.K. Chesterton a cette affirmation saillante sur « le bon goût, la dernière et la plus vile des superstitions humaines, [qui] a réussi à nous imposer le silence, là où tout le reste avait échoué ». Qu’aurait-il dit alors du politiquement correct ou de l’hystérie pédophile ou anti-muslims qui ravage aujourd’hui les Etats-Unis (et nous avec retard, comme d’habitude) ? « Au quinzième siècle, on mettait un homme à la question parce qu’il prêchait une doctrine immorale ; au dix-neuvième siècle, nous avons fêté et adulé Oscar Wilde parce qu’il prêchait une doctrine semblable, et puis nous lui avons brisé le cœur aux travaux forcés parce qu’il la mettait en pratique. On peut se demander laquelle des deux méthodes était la plus cruelle, mais il ne peut y avoir de doute sur celle qui est la plus ridicule. Du moins l’époque de l’Inquisition ne connut-elle pas la disgrâce d’avoir produit une Société susceptible de faire d’un homme une idole lorsqu’il enseigne les doctrines qui font du même homme un forçat dès qu’il les met en pratique ». Les « libérés » post-68, qui vantent Wilhelm Reich et l’explosion de l’orgasme, ne sont-ils pas les premiers, une fois au pouvoir sous la bannière socialiste, à réprimer tout ce qui ressemble à une fête, à une invite ou aux pratiques non-convenables ? Michel Houellebecq analyse impitoyablement cette sorte d’hypocrisie dans ses livres.
Écrit en 1905, ‘Hérétiques’ ne perd en rien son efficacité. Certes, l’auteur ferraille contre Rudyard Kipling, Bernard Shaw, HG Wells, Omar Khayam et les celtophiles. Tout cela peut paraître un peu daté, mais ce n’est pas le cas : il est curieux que « la fin de siècle » 1900 ressemble tant à notre « fin de siècle » 2000. « Quand tout s’affaiblit et se ralentit dans la vie d’un peuple, il commence à parler d’efficacité. Il en va de même de l’homme lorsqu’il sent son corps délabré, il commence alors pour la première fois à parler de santé. Les organismes vigoureux ne parlent pas de leurs fonctions, mais de leurs fins. Un homme ne saurait donner de meilleure preuve de son efficacité physique que lorsqu’il parle gaiement d’aller au bout du monde. » Ce ne sont pas les magazines « santé », les remèdes « secrets » des Tibétains ou des Andins, les pilules de plantes « naturelles » qui le démentiront de nos jours…
Et cette mode des « romanciers des bas-fonds » ? Ils sont appelés aujourd’hui pudiquement « populaires », mais le larmoyant bien-pensant du prof-qui-sauve-le-beur ou la concierge-philosophe, tant prisés par nos bobos « ne sont pas des documents sur la psychologie de la misère. » Pas plus qu’au temps de Chesterton. « Ce sont des documents sur la psychologie de la fortune et de la culture mises en contact avec la pauvreté. » Car les pauvres rêvent des riches comme la souillon du prince charmant. « Les pauvres ont beaucoup d’autres vices, mais du moins ne sont-ils jamais réalistes. Les pauvres sont mélodramatiques et romanesques dans l’âme, ils croient tous aux platitudes morales et aux maximes des cahiers d’écriture. »Il est terrible de rencontrer le paradoxe car cela secoue les convictions fades, celles qu’on a sans y penser, respirées avec l’air du temps. Avec le rabelaisien Chesterton, pourfendeur de sorbonagres et autres disciples du sieur Panurge, pas question de faire la sieste !
Gilbert Keith Chesterton, Hérétiques (Heretics), 1905, Idées Gallimard 1979, traduction de Jenny Bradley 1930, 309 pages. Réédité en 2010 chez Flammarion avec une traduction modernisée de Lucien d’Azay, 271 pages, 19€