Antoine Volodine est des écrivains.
Il est Volodine, il est Lutz Bassmann, il est Manuela Draeger, et il est surement bien d'autres. Lui et eux formeraient la galaxie post-exotique, seraient le post-exotisme, anti courant littéraire, rétif à toute fixation, institutionnalisation.
Volodine et ses hétéronymes sont écrivains, et Volodine, en cette rentrée, nous parle d'écrivains. Le dispositif de cette dernière livraison parait simple : un peu moins de 200 pages, découpage en 7 textes, chacun centré (et parfois décentré) sur un écrivain du post-exotisme. Notre auteur ne se fait pourtant pas biographe/plumitif. Il n'entasse pas les anecdotes sans sens, sans propos, supposées posées là pour faire sourire la ménagère et rendre son sujet d'étude plus vivant.
Il fait plutôt gicler sur les pages blanches une rage, un humour et une profondeur d'autant plus efficaces qu'ils sont sertis du sceau de la brièveté, démultipliant l'impact que n'aurait pas un texte trainant et trainant. La rage, celle de la préservation de la valeur du Verbe contre son affaiblissement, son affaissement, son avilissement dans la pratique (on ne saurait parler d'art) du pur communiquant, son dévoiement dans le psittacisme exacerbé qui sert de bréviaire à l'air du temps, à la conversation, au Discours. Volodine fait coexister dans Ecrivains les cris de souffrance tragiques d'une prisonnière qui outrepasse les limites imaginées de la Raison (Discours aux nomades et aux morts), o la figure du doute ultime, celui qui fait douter de ses origines dans Demain aura été un beau dimanche (ce titre ! et s'il n'y avait que le titre !) qui voit le jeune Nikita Kouriline accepter le récit de sa naissance, un dimanche de 1938, jour de massacre, pour finalement s'éveiller et ne plus accepter toute vérité qu'il n'aura pas préalablement touchée et qui fait s'incarner cette quête dans l'écriture du récit de ses propres origines dont l'essence même se trouve dans un autre récit que le sien.
L'on a presque peur de déflorer chaque morceau de bravoure tant la beauté éphémère de l'ensemble impressionne. La beauté qui se dégage de ses textes est déchirante, et si elle est démultipliée par l'épaisseur de toute l'oeuvre passée de Volodine, elle est assez puissante pour faire sens immédiatement, pour faire de ces sept personnages des études en singularité et les faire rentrer dans l'anti-panthéon du post-exotisme. Seul, en définitive, compte l'élan vital de l'écriture, réalisé ou potentialisé, l'authentique, qui ne saurait être entendue sans la tension permanente qu'il engendre avec l'existence même de l'homme, animal politique, certes, mais piégé dans un monde post-historique où la « politique » n'est plus que le nom de la roue d'une cage tournant presque à vide.
Ces trajectoires éructantes, pathétiques aussi, pas toutes, certaines, flamboyantes ou dérisoires, voire d'un comique forcené, augmentent encore notre compréhension de l'oeuvre que Volodine construit patiemment, pierre à pierre et qui serait le magma post-exotique. Il n'existe pas en dehors de la vie mais se situe déjà quand l'Histoire s'est refermée, dans un monde d'après qui en porte et portera pour toujours les stigmates. Car toute tentative de révolution, esthétique, politique, prolétarienne est vouée à l'échec, mais cette révolution reste le dernier élan vital, alors que la chair refroidit, si elle n'est déjà froide.
Chaque chapitre est un petit miracle, fonctionnant de sa propre manière, avec son propre langage, son sujet amenant sa construction dans un jeu de miroirs subtil et dont on peut sans cesse étudier les nouvelles configurations apparaissant à chaque lecture. Ainsi au sein de la première narration, autour d'un homme remettant sans cesse à un plus tard une tentative de suicide parfaitement ritualisée, chaque détour, chaque paragraphe supplémentaire, chaque digression est l'indice le plus beau que l'acte n'a pas été commis et ces quelques pages épousent à la perfection le tragique de cette remise perpétuelle à plus tard de la mort de l'auteur, qui finalement, pour un temps, se résout, une nouvelle fois, à ranger son arme. Chaque personnage existe sur un mode unique, qui lui est propre. Une fois encore, Volodine ne peint pas tant qu'il fait exister dans un plan particulier, selon certes certaines conditions particulières (historiques, politiques, esthétiques), qui pourraient nous faire justement croire qu'il radote alors qu'il ne fait que construire une oeuvre que les impatients auront tôt faire de qualifier d'agréables bégaiements, une oeuvre qui, dans Songes de Mevlido, révélait un monde, une autre facette du monde d'après (l'élément déclencheur de cet après n'est jamais d'ailleurs un sujet de réel intérêt, seul là aussi compte ce qui est le passé moins héritage que stigmate de l'existence présente dégagée de tout futur qui serait différent (i.e. : meilleur) de ce même gris présent), qui dans Ecrivains peuple ce monde de singularités presque trop fortes pour coexister. Ce déchirement, mis en scène par Volodine de manière récurrente par la conjuration de ses figures (qui sont pour parler pédantement, des « anti-tropes ») post-exotiques, c'est celui du choix impossible entre l'art et la vie, entre l'écriture et la politique, qui ne sauraient être séparées, mais ne sauraient vivre ensemble.
C'est au spectacle de la beauté tragique de ce déchirement que Volodine nous convie. Qu'il en soit remercié.