Professeur,
lecteur, critique, passeur, initiateur, revuiste, prosateur après la poésie,
Jean-Marie Gleize réunit dans ce recueil un certain nombre d’essais décisifs
pour appréhender le champ poétique français actuel. Le livre reprend des textes
déjà parus dans Altitude zéro, poètes,
etcetera : costumes (Java, 1997), ainsi que des contributions à des
colloques, des réponses à des enquêtes, des manifestes, ou encore des
entretiens circonstanciés consacrés à ce « métier d’ignorance » que
constitue l’acte d’écrire « après », « encore », et
« malgré tout » la poésie. L’ensemble est précédé d’une préface de
Christophe Hanna intitulée « Assez vu ! » qui montre comment
Jean-Marie Gleize ne cesse de réinterroger dans ses interventions certaines
propositions décisives baptisées « poétologèmes », parmi
lesquelles : 1. « la poésie ne ressemble plus à rien », 2.
« la poésie n’est pas une solution », 3. « je crois la poésie
identique à ses circonstances ou coïncidant avec elles », 4.
« remplacer le mot poésie par le mot poésie », 5. « la poésie
est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas ». Ces énoncés sont repris,
retravaillés, confrontés les uns aux autres, expérimentés dans des directions
toujours nouvelles, relus aussi à la lumière ombrée des œuvres (mais sans doute
faudrait-il mieux dire travaux) de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Ponge,
Tardieu, Deguy ou Roche. Ce qui importe n’est plus de savoir ce qu’est la poésie,
ce qu’elle recouvre, ce qu’elle inclut ou exclut. La question de son être ou de
sa définition a été réglée de multiples manières, basta ! Pas plus
d’intérêt pour sa place par rapport à d’autres genres perçus comme écrasants,
pour sa réception, pour l’identité de son lectorat, pour sa lisibilité et sa
visibilité, qui inquiètent tant un certain nombre d’analystes actuels effrayés
par sa disparition ou sa relégation.
Les investigations de Jean-Marie Gleize consistent alors non pas à classer,
lisser, répertorier, interpréter, neutraliser ou regrouper en s’appuyant sur
des traits distinctifs certaines pratiques actuelles, mais plutôt à installer
des schèmes mouvants qui permettent de lire sans jamais les épuiser certaines
des tentatives textuelles, le plus souvent hybrides, qui retiennent son
attention parmi les extrêmes contemporains. Claude Royet-Journoud, Anne-Marie
Albiach, Emmanuel Hocquard, Dominique Fourcade cherchent à rendre perceptibles
des états, des formes et des métamorphoses de
la langue que les lectures de Jean-Marie Gleize « continuent »,
prolongent, poursuivent avec une précieuse clarté énonciatrice. Le propos est
toujours clair, articulé avec une grande netteté, et les entrées que proposent ces lectures intensives sont de
véritables clés qui ont le mérite d’ouvrir,
de déplier et de faire résonner certaines démarches, certaines
propositions, certaines déclarations qui peuvent résister aux lecteurs démunis
et esseulés que nous sommes parfois. Travaux pratiques, travaux en cours, donc,
qui sont appréhendés comme autant d’actions directes réactivées par lesquelles
l’écrivain et le lecteur — dont le compagnonnage est
nécessaire — affrontent ce qui échappe à l’entendement : la
lumière est définitivement noire. La vérité n’est pas, n’est plus. Pas de
solution, pas de miracle. Aucune révélation. Les illuminations elles-mêmes ne
conduisent qu’au trou noir. Restent le souci et l’élan de comprendre, de
saisir, d’approcher, de cadrer, par les textes (critiques, explicatifs,
accompagnateurs, compagnons), tous les textes, qu’ils soient qualifiés par les
néologismes « lapoésie », la « repoésie », la
« néopoésie », ou encore la « pospoésie ». Ces derniers
relatent une expérience à la fois intime et collective, singulière et
universelle : celle de donner une voix, un tracé ou une trace, d’imaginer
un « devenir-prose » à ce qui (nous) prive, manque, abandonne. Et
dans ce contexte, les Sorties
imaginées par Jean-Marie Gleize fonctionnent comme des investigations radicales
elles-mêmes « postpoétiques » et « postcritiques » qui
rendent voix, murmure, chance et visibilité à toute une part de la création
contemporaine.
Sorties, donc : un mot tout en
surfaces dont le pluriel désigne pourtant des cheminements et des directions
variés, des placements et des déplacements, des voyages ménageant des retours
sur soi, et ce quelquefois jusque dans une intimité troublante, pudique,
discrète et cependant unique. La sortie comme ‘départ’, puisqu’il faut quitter
la poésie, qui n’existe plus, ou pas, inadmissible donc, c’est entendu. La
sortie comme ‘attaque’, puisqu’il est nécessaire de quitter un lieu, le
territoire baptisé « poésie » par l’histoire littéraire, sans
d’ailleurs s’interdire de recourir au vers, au poème, à la strophe ou à la
prosodie. ‘Faire une sortie’ ensuite, puisqu’il s’agit d’une action dans et par
le langage qui ne se contente pas du seul verbe. Une telle sortie se prépare,
se prévoit et s’accompagne de stratégies qui, toujours, risquent quelque chose.
Ce risque peut être le silence, la surprise, le recours à des armes plus ou
moins fatales : images de toutes sortes, collage et montage de citations,
dessins, croquis, schémas, photos prises par un polaroïd… Sortie, également,
pour ‘prendre l’air’. Ça sent le renfermé dans le territoire (assiégé ? mort ?
en voie de pourrissement ? ronronnant ?) poétique. La photo de
couverture de l’essai présente d’ailleurs Jean-Marie Gleize sur une plage de
galets, à proximité de l’océan, esquissant un pas qui s’apparente à une
chorégraphie minimale. On n’échappe pas à l’eau, ni à la matière, ni au vent,
qui apportent différents matériaux — sable, cailloux, algues,
carcasses, fragments et déchets — à partir desquels une nouvelle
composition littérale est toujours possible. La « postpoésie » comme échappée,
promenade, tour auprès de rivages inconnus, nécessitant un souffle, une
endurance, une puissance extrêmes, celle qui permet un réalisme intégral, au
plus près, au plus nu des mots, des signes et des choses. Sortie, enfin, à
entendre comme ‘crédit’ et ‘dépense’. Ce qui se joue ici coûte du temps, du
travail, des efforts, risque l’incompréhension, la solitude, l’isolement, même
si cette dimension n’est jamais surlignée dans les textes ici regroupés.
Au-delà de ses frontières et de ses limites, de l’autre côté d’elle-même, et
des murs qu’elle a conçues comme inébranlables, la poésie s’invective en proses
qui creusent, explorent, reconsidèrent les surfaces, le vers constituant l’une
de ces données particulièrement sondée, retournée, chavirée, ébranlée. Ces
proses réveillent l’histoire de la poésie, y jouent des ruptures inventives,
conçoivent des textes hybrides, mélangés, mixés au son, à l’image, au graphisme
et au corps. Et ces chantiers prosaïques redécouvrent en le redécoupant un réel
qui n’a plus grand chose à voir avec le réalisme. Ce réel, objet d’une série de
décantations, scalpé, sculpté, dégraissé, distingué, devient la matière
première, et dernière, du réelisme : art poétique visant à donner (un,
des) lieu(x) au moyen d’un mouvement en trois temps — « Simplification
(simplifier/schématiser) – Répétition (répéter/citer/coller/varier)-
Complication (incohérence/défection sémantique ou symbolique, etc. )
plus : Actualisations (versions/actions/installations) ». Lieux pour
lier ce qui apparaît comme délié, lieux pour délier et suspendre ce qui
s’impose comme fusion. La postpoésie construit, donc, des lieux espacés (lieux
écartés, lieux porteurs d’espaces géographiques mais également temporels) qui
captent, attirent, retiennent quelquefois des proses toujours plus exigeantes,
dures et irréductibles, de celles qui mettent la langue en état, dans tous ses
états, afin de formuler sous la forme de constats toujours sous tension
quelques propositions de relances. Sorties
vers la sortie, Sortie vers les sorties :
l’action qui consiste à sortir n’a pas de fin, elle est sa propre finalité, et
génère une réactivité allègrement créatrice.
Pour, provisoirement, finir, une attention toute particulière aux sorties, ou
clausules, qui caractérisent chacun des textes ici rassemblés. S’y manifestent
une voix, un ton, une adresse, des qualités humaines qui savent aussi convoquer
une amitié, un souvenir, un partage, un itinéraire dans l’évocation desquels la
postpoésie renoue, mais sur un mode inédit, avec une économie musicale et
rythmique de l’écriture. Tout n’est pas tu. C’est, notamment, le cas des
interventions concernant Michel Deguy : si loin si proche, l’autre
témoigne de ce que l’écriture, comme la lecture, se nourrissent, aussi, des
dialogues ininterrompus, des dissensions amicales, et de certaines discrètes
dénudations. « Je viens donc simplement re-dire ici que c’est bien sûr ce
qui nous sépare qui nous unit, et ce qui nous unit qui nous sépare, et qu’il y
a, c’est l’évidence, un quelque chose de
plus, quelque chose invisible et sans pourquoi, qui scelle une
affection ».
par Anne Malaprade
Jean-Marie Gleize,
Sorties,
Éditions Questions théoriques, collection Forbidden Beach, 2009,
450 pages, 20 euros.