Factory 2 de Krystian Lupa

Publié le 16 septembre 2010 par Belette

Il y a ceux qui connaissent Lupa depuis le berceau, qui remercient Dieu chaque jour de sa venue en France cette année, qui s’étonnent qu’on ne lui ait pas décerné le prix Europe plus tôt, et il y a les autres, ceux qui en ont vaguement entendu parler et qui sont allé voir par curiosité – et snobisme, un peu, aussi.

Factory 2, en deux parties ou deux journées, six heures en tout, au Théâtre de la Colline, Paris XXè.

« Dans les films que Warhol réalise à la Factory, son intention n’est pas de raconter une histoire, mais de provoquer des situations qui engendrent des manifestations, des surgissements de la personnalité, comme des jaillissements« , explique Lupa dans le programme. Son propos n’est pas différent. Andy Warhol avait réuni autour de lui dans la Silver Factory de New York dans les années 60 tout un groupe de gens, acteurs, cinéastes, pour qui la vie et l’art étaient indissociables. Filmés en permanence, ils donnent à voir des scènes intimes, conscientes ou inconscientes de la présence de la caméra. Dans cette deuxième Factory théâtrale coexistent Warhol (Piotr Skiba) et ses acteurs, au moment de la présentation de son film Blow Job. Diffusé au tout début du spectacle sur un grand écran qui ne quitte pas la scène, on y voit en gros plan le visage d’un jeune homme à qui l’on fait une fellation. L’action est hors-cadre. Ce film, qui a fait scandale, emploie un acteur non professionnel qui n’est pas de la Factory. Se réveillent alors jalousies et concurrences.

« Warhol refuse de séparer l’important du non-important, le banal du non-banal, au cours de son observation de la réalité et donc de sa propre narration créatrice. Warhol était l’adepte d’un bredouillage humain, d’un discours informe, d’un discours-poubelle. Et cela m’est très proche. Dans les situations non dramatiques, vides, la personnalité est plus mise à nue, davantage immergée en elle-même, donc plus vraie, car libérée du mensonge stratégique de l’action dramatique. » Sur l’idée d’une observation « anthropozoologique », Lupa fait en sorte que le spectateur se concentre sur le surgissement évident du personnage, et non sur ce qui se passe. « J’aime ce qui est ennuyeux« , disait Warhol. Muet devant une toile blanche, il est pris d’inspiration lorsque l’une des actrices venue lui parler jette son manteau rouge dessus pour l’en distraire ; ça ne fait que l’y plonger au contraire. Il photographie les plis du manteau sur la toile.

Les acteurs de Lupa ont travaillé 14 mois : screen tests, caméra, improvisation. Souvent ils se retrouvent face à eux-mêmes. « My fucking me » est un thème d’improvisation warholien. Le personnage d’Eric (Piotrek Polak) se retrouve seul face à son image lors d’un magistral soliloque où il observe son corps autant que nous l’observons (photo). Le corps est très présent, très incarné pendant toute la pièce, à tel point qu’être installé au fond de la salle nous prive de quelque chose. Il faut les sentir, d’autant plus que le sur-titrage instaure une distance entre scène et salle (le spectacle est en polonais). L’improvisation est omniprésente : si la pièce est à présent écrite, elle a laissé une ouverture, la possibilité pour quelque chose d’advenir. C’est pourquoi, malgré l’absence d’action, on ne s’ennuie pas. On est au contraire happé par l’intérieur de la Factory ; elle est déçue, nue, à sec, drôle, bavarde. Elle aspire l’extérieur. Brigid Polk (Iwona Bielska) appelle Wahrol de son bureau, filmée en live, pour lui raconter ses névroses ménagères : tandis qu’il tente en vain de s’extraire de la conversation, son image envahit l’espace. À l’entracte, on la voit sur de petits écrans dans le hall. Elle parle encore.

Si Lupa n’est pas sur la scène, la figure du créateur est omniprésente. Il aurait fallu en savoir davantage sur lui pour pouvoir parler d’une réflexion rétrospective sur sa carrière, d’un questionnement artistique identitaire, etc. D’autres le font bien mieux que nous. On ne sait pas si on a aimé, on a du mal à comprendre, on patauge parmi les habitués. Pourtant, on a l’impression d’avoir eu affaire à une vraie matière. Sans doute nous faudra-t-il longtemps pour la digérer.