Voici un entretien entre Jean Staune et Comte-Sponville sur les rapports entre philosophie, science et religion qui est assez interessant...(entretien qui doit avoir deux ans , je pense, et lié à la sortie du livre de Staune : L'univers a-t-il un sens?)
Staune pense que les découvertes récentes en physique quantique modifie profondément les réponses aux questions métaphysiques et ne rendent plus le matérialisme crédible. Comte Sponville pense lui que la science ne touche pas aux questions de l'existence de Dieu et ne remet pas en cause le matérialisme.
LE FIGARO. - Vous avez beaucoup travaillé, l'un et l'autre, sur la question du matérialisme, enjeu d'un débat qui fait rage dans la communauté des philosophes occidentaux. André Comte-Sponville, vous êtes un matérialiste. Pourquoi ?
André COMTE-SPONVILLE. - Distinguons d'abord les deux sens de ce concept. Le matérialiste, au sens trivial, c'est celui qui n'a pas d'idéaux, qui ne vit que pour les plaisirs corporels. Au sens philosophique, il en va tout autrement ! Le matérialisme est d'abord une position métaphysique : c'est penser que tout est matière ou produit de la matière. Attention, je ne parle pas du concept scientifique de matière, qui ne cesse d'évoluer, mais de la catégorie philosophique, qui appelle « matière » tout ce qui existe indépendamment de l'esprit. La vraie question est de savoir ce qui est premier : est-ce l'esprit qui crée la matière, ou la matière (qu'elle soit énergie, ondes ou corpuscules) qui produit l'esprit ? L'idéalisme défend la première position ; le matérialisme, la seconde, ce qui revient à nier l'existence d'un dieu créateur et d'une âme immatérielle. Pour le matérialisme, ce n'est pas un esprit qui a créé le monde ; c'est la nature incréée qui finit par engendrer la pensée dans le cerveau humain. Je ne suis donc qu'un corps, ce qui exclut que je puisse lui survivre : être matérialiste, c'est aussi penser qu'il n'y a pas de vie après la mort. Voici résumées les composantes majeures du matérialisme, depuis Démocrite et Épicure jusqu'à aujourd'hui.
Cela débouche sur ce que j'appelle dans mon livre un humanisme de la miséricorde. Autant, comme copie de Dieu - puisqu'il est censé nous avoir créé à son image -, nous sommes lamentables (cela ferait douter de l'original !), autant, comme cousins du chimpanzé - avec lequel nous avons 98 % de gènes communs -, nous sommes exceptionnels ! Il ne s'agit pas d'admirer l'homme, encore moins de le haïr ! Il s'agit de pardonner à l'humanité de n'être d'abord qu'une espèce animale, tout en nous félicitant que cette dernière ait produit les sciences et les arts, la démocratie et la sécurité sociale, la mécanique quantique et la philosophie, la gastronomie et l'érotisme. Or, ce matérialisme, quoique vous en disiez, cher Jean Staune, n'est en rien bouleversé par les évolutions scientifiques ! Qu'il n'y ait presque rien de commun entre l'atomisme épicurien (qui était une philosophie, pas une science) et la physique contemporaine (qui est une science, pas une philosophie), je vous l'accorde évidemment. Mais cela n'empêche pas que l'épicurisme continue philosophiquement de nous éclairer. La métaphysique n'est guère soumise aux aléas de la physique !
Jean STAUNE. - Les philosophes actuels n'ont pas suffisamment intégré l'extraordinaire changement de vision du monde consécutif aux nouvelles connaissances scientifiques, et notamment à la mécanique quantique. Ces dernières fragilisent au moins deux des piliers du matérialisme que vous avez mentionnés : l'idée, d'une part, que la matière existerait objectivement par elle-même (c'est-à-dire, justement, que « l'existence précéderait l'essence ») ; et, d'autre part, la certitude que la conscience humaine serait réductible à la seule production d'un organe cognitif. Depuis près de soixante-dix ans, avec l'avènement de la mécanique quantique, nous savons que le premier postulat n'a plus de raison d'être. Les caractéristiques des particules élémentaires ne sont pas invariantes mais dépendent de la façon dont les observe. Cela récuse l'idée d'une objectivité intrinsèque de la matière. Par ailleurs, il y a aujourd'hui autant de théories de la conscience qu'il y a de neuroscientifiques, et aucune ne paraît devoir s'imposer. De plus, de récentes et multiples expériences ont déstabilisé la certitude que la conscience serait le produit du cerveau. Voilà donc pourquoi je pense que le matérialisme est extrêmement affaibli par les progrès scientifiques.
A. C.-S. - Vous avez écrit 500 pages pour enfoncer une porte ouverte : montrer que la croyance en Dieu est toujours possible. Mais qui le nie ? Vous ne verrez aucun philosophe sérieux affirmer qu'il est impossible de croire en Dieu ! D'un point de vue logique et métaphysique, chacun sait depuis longtemps - lisez Kant ou Hume, Pascal ou Montaigne - que la croyance en Dieu est possible, que nous ne pouvons prouver ni son existence ni son inexistence ! La foi relève moins du jeu de l'argumentation, et encore moins de l'histoire des sciences, que de l'évolution des mentalités. Pour savoir si un scientifique est matérialiste ou idéaliste, ce n'est pas à la porte de son laboratoire que je l'interrogerais, mais à la porte du cimetière. La vraie question est là : lors de la perte d'un être cher, pense -t-il qu'il va le retrouver ou pas ? Par ailleurs, vous confondez la connaissance du réel avec le réel lui-même. Vous écrivez que ce que l'on nomme « matière » se résume à un jeu d'équations. Mais essayez donc de remplir le réservoir de votre voiture avec des équations, elle n'avancera pas ! Que la connaissance de la matière soit abstraite, comme toute science, cela ne veut pas dire que la matière soit une abstraction ! Que la connaissance du Soleil prenne la forme d'équations, cela ne signifie nullement que ce sont des équations qui font pousser les arbres ou donnent des coups de soleil !
J. S. - Je rappelle tout d'abord que l'on sait aujourd'hui avec une précision incroyable - et c'est une révolution épistémologique - pourquoi on ne saura jamais certaines choses. Par exemple, on sait parfaitement pourquoi on ne connaîtra jamais la position et la vitesse d'une particule au même moment. Je n'en déduis nullement l'existence d'un Dieu trônant au milieu de ses saints. Je me demande simplement si notre Univers existe par lui-même, s'il est sa propre cause ou non. Ce que je veux montrer, c'est que si l'on poursuit cette démarche, on se rend compte effectivement que dans tous les grands domaines scientifiques (la physique, les mathématiques, l'astrophysique, la biologie, la neurologie), il s'est produit, à des degrés divers, des révolutions comparables à celle induite par les découvertes de Copernic. Il y a cinq siècles, nos semblables étaient persuadés de vivre dans une sphère de 20 000 km de diamètre, que les étoiles représentaient des pointes sur une sphère de cristal et que le Soleil n'était qu'un petit nuage lumineux tournant autour de nous. Grâce à Copernic, nous avons progressivement découvert que le Soleil mesure 1,4 million de kilomètres de diamètre, qu'il en existe des centaines de milliards dans notre galaxie, et, qui plus est, dans des milliers de galaxies. Cette nouvelle vision du monde a « impacté » la société de façon gigantesque aux plans économique, social et politique, même s'il est vrai que ce processus a duré plusieurs siècles. Permettre au public du XXIe siècle de prendre conscience qu'une autre révolution est en cours, ce que mon livre rend possible, ce n'est pas enfoncer une porte ouverte !
A. C.-S. - Cela ne change pas grand-chose concernant l'existence ou l'inexistence de Dieu...
J. S. - Mais la physique quantique ne prouve en rien l'existence de Dieu. Elle élargit le « champ des possibles ». La physique démontre l'existence d'un niveau de réalité dont on ne peut rien préjuger. Rien de cet autre niveau de réalité ne nous amène à l'idée qu'il existe un Dieu plein d'amour pour nous. Mais l'existence de cet autre niveau de réalité, avec lequel l'homme peut sans doute être en contact, rappelle les intuitions majeures de toutes les grandes religions - y compris les religions sans dieu comme le bouddhisme ou le taoïsme - fondées sur deux principes : l'existence, précisément, d'un autre niveau de réalité et la possibilité d'un lien entre l'esprit humain et cette autre instance. Ces principes deviennent beaucoup plus crédibles qu'ils ne l'étaient avant les découvertes de la mécanique quantique, mais aussi de l'astrophysique et de la neurologie, et, cela, c'est réellement nouveau. Or, vous affirmez, André Comte-Sponville, que « toutes les religions sont immanentes, qu'elles procèdent de nous ». Qu'en savez-vous ? Dans un monde « ouvert », on ne peut pas faire une telle affirmation a priori, pas plus qu'il n'est permis de s'appuyer sur votre théorie du primat de la matière qui constitue pour vous la « réalité ». Contrairement à ce que vous dites, il semble bien que ce ne soit pas seulement la connaissance que nous avons des fondements de la réalité mais ces fondements eux-mêmes qui sont plus proches d'une équation que d'une chose. Si cela est vrai, et si, en plus, notre monde n'est pas « autosuffisant », ne peut exister par lui-même, et qu'il faut, pour l'expliquer, un autre niveau de réalité auquel l'esprit humain serait relié, cela déstabilise fortement le matérialisme sous sa forme classique. Naturellement, je ne présume aucunement de la nature de cet autre niveau de réalité. Je ne dis pas qu'il est habité par un Dieu bon, accessible à nos prières et soucieux de notre bonheur. Mais ce concept n'est plus a priori absurde.
A. C.-S. - Les philosophes ont toujours su que la croyance en Dieu et en une vie après la mort était « non absurde a priori », pour reprendre votre expression, et que le matérialisme et l'athéisme ne l'étaient pas davantage. C'est une question métaphysique et non pas scientifique ! Dès lors, quand je dis que la religion est immanente, ce n'est pas un postulat mais une thèse : c'est ma position, pas une évidence ou une nécessité ! Vous ne mesurez pas la différence entre ce qui est démontrable ou falsifiable, qui relève de la science, et ce qui ne l'est pas, qui relève de la métaphysique. De deux choses l'une : soit l'on s'en tient à une lecture faible de votre texte, qui montre que la croyance en Dieu est « non absurde a priori », auquel cas vous enfoncez une porte ouverte ; soit vous prétendez que la croyance en Dieu est bien d'avantage probable aujourd'hui qu'au XIXe siècle, auquel cas vous passez de l'histoire des sciences à une position métaphysique, et c'est ce passage-là qui me paraît indu.
J. S. - Vous ne pouvez pas nier qu'aujourd'hui encore certains de vos collègues affirment que la Science a tué Dieu ! Ma démarche repose sur la philosophie des sciences. L'essentiel des grands physiciens contemporains s'accorde à penser qu'il n'existe aucun moyen satisfaisant de décrire les processus atomiques fondamentaux de la nature en termes d'espace, de temps et de causalité. Tout ce que nous savons de la nature nous amène à concevoir ses fondements comme étant hors du temps et de l'espace mais engendrant des événements qui sont situés dans le temps et dans l'espace. Je n'affirme rien d'autre que cela, mais les implications de ce changement de paradigme sont gigantesques.
Vous semblez dire, Jean Staune, que l'on ne peut plus penser la philosophie sans le support des sciences. Qu'en pensez-vous André Comte-Sponville ?
A. C.-S. - Que c'est une platitude ou une erreur ! Il va de soi que nous ne pouvons plus épouser la cosmologie d'Aristote ou d'Épicure. Il n'en reste pas moins qu'en matière de philosophie, d'éthique et de métaphysique, Aristote et Épicure demeurent infiniment plus éclairants que mon ami Jean Staune ! Tout simplement parce que, au plan de la métaphysique, il n'y a pas de progrès. Ce qui veut dire que les grands métaphysiciens sont par définition indépassables, alors que n'importe quel physicien d'il y a cent ans est dépassé par ses collègues d'aujourd'hui. La science du passé est une science dépassée. Toute grande philosophie est indépassable.
Vous pensez donc que jamais la science ne pourra réfuter une philosophie.
A. C.-S. - En tout cas jamais sur l'essentiel, qui est éthique et métaphysique. Les grandes philosophies ne seront jamais réfutées par la science : elles restent vivantes. D'ailleurs, Jean Staune le confirme : il reconnaît lui-même que sa position est une espèce de platonisme...
J. S. - Mais la science ruine toutes les constructions philosophiques basées sur l'idée que l'univers a 6 000 ans ou que la Terre est au centre du monde ! Il en est de même selon moi des philosophies se basant sur l'autosuffisance exclusive de la matière, ce qui remet en cause bien des systèmes présents ou passés.
A. C.-S. - Bien sûr ! Mais je vous répète que je parle de métaphysique et non pas de cosmologie, que vous vous entêtez à confondre. Que les sciences fassent évoluer nos conceptions du monde, ce qui est bien clair, cela ne saurait bouleverser la philosophie en général, laquelle ne saurait se réduire au commentaire des dernières révolutions scientifiques. De telle sorte, mon cher Jean, qu'au siècle prochain, votre livre sera parfaitement dépassé, alors que le mien restera d'une actualité pérenne...