"La vie du poète est celle de tous." (Gérard de Nerval)
La poésie est un apprentissage de la vie intérieure. Elle nous initie au langage des émotions. Si elle n'est pas toujours facile à lire, c'est parce qu'avec les noms communs, qui sont ceux de tous les jours, ceux que nous utilisons pour demander un café ou notre chemin, le poète crée une petite sculpture de mots et de rythmes. Il oeuvre à rendre une émotion audible, tout en veillant à dénaturer le moins possible sa forme originale. Le poète met au monde nos sensations. Il va s'en faire l'interprète, travailler à les rendre compréhensibles, nous proposer des traductions possibles. Il sait l'art de contourner les postes-frontières de la raison raisonneuse, il pénètre dans des "régions inaccessibles à notre propre intelligence" (Rilke). D'ailleurs, pour lire un poème, il ne s'agit pas d'être intelligent, mais sensible, infiniment sensible et réceptif: "La poésie n'a pas besoin d'être comprise pour être transmise" (T.S. Eliot). La poésie ne s'explique pas, elle s'infuse. Je n'ai pas besoin de savoir comment une fleur s'épanouit pour la trouver belle, ni de comprendre la mécanique de l'aube pour être ému ou de connaître la musique pour danser. Un recueil de poèmes est un sachet de graines d'humanités. Elles poussent. Que m'importe de savoir comment et pourquoi? Mon seul souci, c'est de voir fleurir mon jardin et non de faire des études de botanique.
Grâce aux poètes, j'ai compris qu'il y a des découvertes que mon seul intellect ne pourra jamais faire. Mon corps a un savoir de moi qui dépasse mon entendement. Il me parle à travers mes sensations, qui sont le langage de l'être. Ce sont elles, et elles seules, qui relient mon corps et mon esprit, la chair et la pensée, que je suis tout à la fois. En faisant confiance à ce que je sens, je suis entré dans une relation de confiance avec moi-même, et j'ai commencé à réfléchir avec plus de clarté. J'enrichis mon dictionnaire intime de sens nouveaux, qui tiennent compte de tout ce que j'éprouve. Je trace de larges marges afin de pouvoir y noter de nouvelles expériences qui viendront approfondir mes définitions - qui ne sont jamais définitives. Mon vocabulaire s'étoffe, s'enrichit et se colore de rencontres, de saisons, de correspondances inédites, d'émotions - l'émotion, cette étoile filante qui traverse mon ciel psychique avec une fulgurance que ma pauvre raison a bien du mal à suivre. Enrichir son vocabulaire, ce n'est pas connaître des mots en plus, mais mieux connaître les mots qu'on aime. En lisant les poètes, j'apprends à tailler les mots à ma mesure dans le grand tissu de ma sensibilité. La sensibilité d'un être, c'est sa signature originale, son ruban d'humanité. On l'y retrouve tout entier, bien mieux que dans son ADN. C'est lui de la plante des pieds au bout de ses cheveux, de son passé à son avenir, de son souvenir à son savoir, de sa peau et de son âme, de la racine d'une étoile au froissement rouge du coquelicot. Toute la vie vient briller dans la sensibilité d'un être. "Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c'est son génie", écrivait Baudelaire dans Fusées.
La poésie n'est pas difficile à lire parce qu'elle s'adresse à la part fragile de l'être, parfois douloureuse, toujours en travail. Me découvrant sensible, je porte un regard différent sur tout ce qui m'entoure. J'apprends à me mettre à l'écoute de ce qui se murmure sous la clameur, de ce qui réclame sa part d'attention et de précaution. Parce qu'elle est singulière et qu'elle dit "je", elle m'impose de me demander à mon tour ce que me dit mon "je" à moi, unique. Je suis le sujet de la réflexion poétique. Parce que le poète ne parle que de lui en transcrivant fidèlement ce qu'il sent, il s'adresse à la matière que je suis à moi-même, à partir de laquelle je pourrai le comprendre. Elle s'adresse à celui qui ne craint pas d'accueillir les sollicitations qui s'éveillent dans le silence de son coeur, de l'Enfance qui vient réveiller des savoirs endormis, de tout ce possible qui sommeille sous ses paupières. Un beau poème me donne d'être en moi-même en abondance. Et c'est également ainsi que je reconnais les poètes avec lesquels je peux développer des familiarités, ceux avec qui je me sens bien, ceux avec lesquels je peux développer un échange fécond - parfois même, on a le désir de leur répondre, et on se met à écrire.
- Un pas de plus (et même beaucoup plus) -
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, dans la magnifique traduction qu'en fit Gustave Roud.