De l’Algérie, Martial Solal a hérité le sens de la lumière, du soleil dur comme celui de l’Etranger d’Albert Camus. Du judaïsme, il a gardé un sens de l’humour manifeste dans ses titres (« Jazz frit » par exemple) et son jeu, humour proche de celui des romans d’Albert Cohen dont le héros principal se nomme « Solal » justement) et totalement repoussé le pathos, l’épanchement émotionnel de la musique sépharade qui fit le succès d’Enrico Macias dans un autre genre. Du judaïsme, il aussi gardé un goût pour l'exploration intellectuelle d'une oeuvre digne des plus fins exégètes du Talmud. Enfin, de son enfance algérienne, Martial Solal a gardé un sens impérieux du rythme, venu des tribus du Sud Algérien jouant une musique purement rythmique dans les rues d’Alger. De son éducation française, il a hérité un toucher unique par sa clarté, sa limpidité, sa précision même sur les tempos les plus rapides. Comme me l’a dit un jour Giovanni Mirabassi : « Quand je me lance au piano, parfois, je ne sais pas ce que ça va donner et je peux me planter. Martial Solal, lui, le sait toujours. » Martial Solal a aussi hérité de l’esprit français, son scepticisme, son agnosticisme . Chez lui, aucune tendance au mysticisme, à la religiosité, si fréquent chez les musiciens américains. Son jeu est un hymne à la Beauté, beauté inaccessible pour certains esprits obtus. D’où ses détracteurs qui le jugent froid, distant, cérébral, sophistiqué. Que nenni ! Martial Solal est un grand pudique qui cache ses émotions derrière sa virtuosité, un humoriste qui ne plaisante pas avec la musique, un homme simple d’abord dans la vie mais pas dans la musique.
Voici donc une sélection personnelle des œuvres d’un pianiste dont Eric Le Lann, son fidèle complice depuis 1981, m’a dit un jour : « Quand je joue avec un pianiste, je fais mon boulot. Quand je joue avec Martial Solal, je m’éclate ».
A tout seigneur, tout honneur. Commençons par l’album que Martial Solal lui-même reconnaît comme le plus original de sa carrière de pianiste « Sans tambour ni trompette » (1970) en trio avec Jean François Jenny Clarke et Gilbert Rovère aux contrebasses. Daniel Humair, le batteur du trio, n’était pas disponible. Martial ne voulait pas d'un autre batteur. Alors Jean François Jenny Clarke vint s'ajouter au duo Martial Solal/Gilbert Rovère; Après deux ans de concert, le concept prit forme dans cet album d'une richesse insensée en 35mn. Quatre compositions de Martial Solal, Gilbert Rovère avec ses mains nues, Jean François Jenny Clarke avec l'archet et en avant la musique. C'est un tourbillon de beauté, de virtuosité et de sensualité. D'où vient le titre de l'album? Peut-être d'une histoire de Tristan Bernard.
Un jeune écrivain lui demande: « Maître, je ne sais quel titre donner à mon premier roman. Pourriez vous m'aider? »
Tristan Bernard: « Jeune homme, y a t-il un tambour dans votre roman? »
« Non, Maître »
« Jeune homme, y a t-il une trompette dans votre roman? »
« Non, Maître »
« Et bien, appelez le donc « Sans tambour ni trompette »! »
Je recommande ensuite un bijou rare que j'aime à faire connaître « Zoller, Koller, Solal » (1965) soit Attila Zoller (Hongrie) à la guitare électrique, Hans Koller (Autriche) au saxophone ténor, Martial Solal (France) au piano. Pas besoin de section rythmique avec des musiciens qui ont à ce point le sens du rythme. La main gauche de Martial Solal y pourvoit. Des compositions, des standards enregistrés dans une ambiance détendue (studio situé dans la Forêt Noire en Allemagne), un producteur, ancien pianiste, maniaque du son, le grand critique allemand Joachim Ernst Berendt , un enregistrement Most Perfect Sound pour une Most Perfect Music. Ces trois là sont touchés par la Grâce.
Le nom même de Martial Solal rime avec solo. Ce chef d'orchestre sait faire sonner son piano comme un orchestre. Pour situer l'évolution de son style dans cet exercice si exigeant du musicien seul face à son instrument, écoutez d'abord « Martial Solal en solo » (1971) où Martial subvertit la subversion avec son « Jazz frit » et se moque gentiment de la tradition avec « Ah! Non » dérivé de la méthode Hanon d'apprentissage du piano. Ecoutez ensuite « Martial Solal. Live at The Village Vanguard. I can't give You anything but love » (2007) où il mêle standards et compositions, domptant sa virtuosité pour la mettre au service de l'émotion, du lien avec l'auditeur.
Une autre caractéristique de Martial Solal, c'est sa fidélité en amitié, son travail sur des décennies avec des musiciens sans jamais se répéter. Martial Solal ou l'art de la surprise. Ainsi, le trompettiste Eric Le Lann joue dans son orchestre depuis 1981. Si vous n'avez pas eu la chance d'entendre ce duo sur scène, reportez vous à « Portrait in Black and White » enregistré au Festival de Jazz de Vannes en 1999. Tant d'exigence, de remise en question permanente ne peuvent que laisser l'auditeur admiratif. Une autre rencontre riche en surprises et en émotions fut le premier concert en duo de pianos Martial Solal/Joachim Kühn, « Duo in Paris ». La scène se passe au premier festival indépendant de Massy (Paris est plus vendeur que Massy sur une pochette d'album) le 24 octobre 1975. C'est leur premier concert en duo. Pas le temps de se découvrir qu'ils se découvrent déjà. Ils se lancent et de deux ne font qu'un. 166 touches, 4 pédales, 4 mains, 2 cerveaux et un voyage stratosphérique pour l'auditeur.
Martial Solal est fidèle en amitié, disais -je. Avec le saxophoniste alto Lee Konitz, lui aussi né en 1927, il a trouvé son ami comme Montaigne avec La Boétie: « Parce que c'était moi, parce que c'était lui ».
Depuis leur premier enregistrement commun à Rome en 1968, ils ne cessent de se retrouver. Lee Konitz ne passe jamais à Paris sans voir Martial Solal. Voici les traces de leur dialogue.
En 1968, à Rome, Lee Konitz enregistre avec une rythmique franco suisse (Martial Solal, Henri Texier, Daniel Humair) deux albums « Impressive Rome » et « European Episode ». Le « Collage on standards » de 16'32 laisse bouche bée l'auditeur, averti ou non. En 1974, au Festival d'Antibes Juan les Pins, Niels Henning Orsted Pedersen (dit NHOP) a remplacé Henri Texier . C'est l'ambiance d'un soir d'été sur la Côte d 'Azur entre créateurs. Sophistication et décontraction. Le 29 novembre 1977, à Rome, Martial Solal et Lee Konitz se retrouvent pour un duo d'une très haute exigence « Duplicity ». A l'opposé du titre, aucune duplicité dans cette musique. Uniquement des compositions personnelles. Ce n'est pas de la musique pour petits joueurs. A cette hauteur, la Beauté peut faire peur. Enfin, le duo Solal/Konitz a été enregistré lors d'une nuit de grâce en concert à Hambourg le 11 novembre 1983. « Star Eyes Hamburg 1983 ». Ils ne fêtent pas l'armistice mais la joie de jouer entre amis. Chacun libère l'autre. Deux morceaux en solo. Le reste en duo. Un sens de l'écoute, du placement télépathique. Cela commence par « Just Friends », logiquement, et l'entrée de Martial Solal dans le morceau, après l'intro de Lee Konitz, ne cesse de m'émerveiller après des dizaines d'écoutes. Une belle leçon pour les obtus qui croient Martial Solal incapable de susciter des émotions.
Pour finir, les grands pianistes de Jazz se jugent surtout dans la formation piano/contrebasse/batterie. J'en ai retenu deux exemples où Martial Solal est relayé par des musiciens à la hauteur de ses désirs et de ses capacités.
D'abord « Solal Series. Suite for trio » (1978) avec NHOP à la contrebasse et Daniel Humair à la batterie. Perfection du son MPS. Perfection de la musique et des musiciens. 3 compositions puis 3 standards ne formant à l'oreille qu'une seule et même suite pour trio. Le voyage se termine à l'abri de la pluie pour une version d'anthologie de « Here is that rainy day ».
Ensuite un album à l'ambiance particulière « NY-1. Martial Solal. Live at The Village Vanguard » (2001). avec François Moutin (contrebasse) et Bill Stewart (batterie). Martial Solal et ses hommes offrent de la joie, de la beauté, de la virtuosité dans un New York meurtri par les attentats du 11 septembre. Le New York Times les en a remercié. Les concerts ont été enregistrés fin septembre 2001. Je recommande particulièrement la version de « Softly as in a morning sunrise » standard rajeuni et revivifié.
Au terme de ce bref panorama de la carrière d'un immense pianiste pas suffisamment reconnu notamment parce qu'il ne bénéficie pas du support de l'industrie du spectacle nord américaine, il ne vous reste plus qu'à vous empresser d'aller l'écouter. A 83 ans, Martial Solal n'a rien perdu de sa maîtrise technique ni de sa fraîcheur, Très rares sont les musiciens de son âge dont on peut en dire autant. Même chez les Maîtres du piano classique, avec l'âge, le relâchement s'entend. Pas chez Martial Solal. De plus, Martial Solal sait aujourd'hui renoncer aux ornementations superfétatoires pour nous offrir la quintessence de son art. Il se produira en solo à Paris aux Arènes de Montmartre le mercredi 21 juillet 2010 à 21h. Les perfectionnistes sont rares. Profitons de celui-ci tant qu'il est encore temps.