Etat chronique de poésie 998

Publié le 15 septembre 2010 par Xavierlaine081

998

C’est chancelant sous la charge que je vous écris. Le ciel ne me ménage pas, il m’accable de ses rayons ardents, ne me laisse que très peu de souffle pour encore m’avancer dans le jour qui vient. Les nuits baignent dans un jus pénible. Les serviettes succèdent aux serviettes qu’il faut changer d’heure en heure pour ne point rester dans cette ambiance délétère. Tant à faire que le dos n’en peu plus. Et rien que de vous savoir dégustant quelque glace amoureuse sur les rives du Cap me flanque le moral à zéro. Toute une vie de sacrifice, monsieur, voyez-vous. Et toujours on se dit que c’est demain que tout sera mieux. Et, désormais tous les cinq ans (il fut un temps ou il vous fallait sept ans pour revenir à la charge), vous contribuez à mes vains espoirs. Vous me promettez un avenir radieux, vous clamez votre bonne foi et m’affirmez être à l’écoute, mais à peine mon bulletin glissé dans l’urne, il me faut bien revenir sur mes pas, abriter ma tête, qui commence à se faire chenue, sous le maigre toit que j’espère arriver à finir de payer avant que vos mesures ne viennent m’en priver. Bien sûr, je vous comprends, vous et vos pareils. J’ai bien conscience qu’au niveau où vous êtes, vous ne maîtrisez pas tout. Je sais pertinemment que tous les rêves ne sont pas réalisables en une seule vie. Mais voyez vous, le temps passe, et j’en suis toujours à me demander si un seul des miens viendrait à se réaliser avant que la vie elle-même ne me fasse défaut. Je suis patient voyez-vous, très patient. Mais quand je vois mes enfants se débattre sans avenir, alors que moi, j’en avais un qui s’est brisé, et se brise toujours, sur toutes les bonnes raisons que vous évoquez non sans intelligence, je déprime sec, Monsieur votre président. Je suis déboussolé, fourbu, fatigué d’exister dans un monde qui semble tourner grâce à ma force de travail, mais ne me donne jamais rien en retour. Et vous me demandez même, maintenant, de dénoncer mon copain Ahmed. Bien sûr, je sais bien qu’il n’est pas tout à fait en règle, Ahmed. Il est venu à la rame, vous vous rendez compte, à la rame. Il a traversé le détroit entre son pays et le nôtre, que c’est même un miracle qu’il en soit réchappé, vu la tempête qu’il a essuyé. Là-bas, votre président, il était prof dans une université, mais il paraît qu’il vaut mieux ne pas dire que l’on ne croit plus en rien, dans son pays. Alors plutôt que de finir la gorge tranchée, il a pris son maigre baluchon et il est parti. Ici, il travaille, j’vous jure, il travaille ! Il travaille même beaucoup, mon copain Ahmed. Il a même un bulletin de salaire. J’vous jure, puisque je l’ai vu. Il n’était pas peu fier de me le montrer, son bulletin, Ahmed. Mais c’est son seul papier avec le papier toilette qui pend dans nos waters communs, voyez-vous, votre déshonneur. Et quand il me voit pleurer, Ahmed, sur ma vie qui s’écoule et toujours s’enfonce, il m’apporte son couscous, et on le mange ensemble en silence. Et vous voudriez que je vous le dénonce ? Que je condamne à mort, par ma délation, ma seule oreille attentive ? Non, votre déshonneur, je ne peux pas faire ça. Et, s’il vous prenait de le reconduire à la frontière, je vous serais reconnaissant de bien vouloir me déchoir de ma nationalité française qui ne rimerait plus à rien, et de me reconduire avec lui, que je puisse le protéger. Je lui dois bien ça, à mon copain Ahmed. Et, voyez-vous, depuis le temps que vous me répétez, vous et vos semblables, que passé cinquante ans la vie est finie, que nous sommes trop vieux et que notre savoir n’a pas grande utilité, je suis convaincu de n’avoir plus grand-chose à perdre. Alors, je préfèrerai être égorgé avec Ahmed, comme ça, vous feriez l’économie de ma retraite, et ça pourrait servir pour les œuvres de bienfaisance de votre chère et tendre épouse.

Allez, Monsieur votre président, c’est sans rancune, et surtout, ne vous laissez pas aller à ma déprime, et passez de bien belles et bonnes vacances, hein ? Et peut-être qu’avec ce repos bien mérité, vous nous reviendrez dans d’autres dispositions d’esprit. On ne sait jamais : le soleil, parfois, accomplit des miracles, voyez-vous. Ce serait bien ma dernière espérance.

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Manosque, 12 août 2010

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