Dans les jours qui ont suivi le tremblement de terre du 12 janvier dernier, il fut l'une des voix d'Haïti dans les médias, très critique envers l'aide internationale. Six mois plus tôt, Raoul Peck était revenu sur sa terre natale pour y réaliser Moloch tropical. Un film-pamphlet sur la chute d'un président enivré d'un pouvoir corrompu, largement inspiré par Jean-Bertrand Aristide, leader populaire mû en despote. Moloch tropical est nourri de la colère retenue du cinéaste, qui fut aussi, le temps d'une parenthèse, sous la première présidence de René Préval, et d'une désillusion, ministre de la Culture...
Raoul Peck a quitté Haïti en 1963, à l'âge de 10 ans, pour suivre au Congo un père agronome menacé par la dictature de Duvalier. La violence et l'exil hantent ses premiers films (Haitian Corner, L'Homme sur les quais). Entre la France (où il préside la Fémis), les Etats-Unis et l'Afrique, il n'a jamais cessé de remettre en question le pouvoir et l'histoire récente, rendant hommage au leader de l'indépendance congolaise (Lumumba), revenant sur le génocide rwandais (Quelques jours en avril) ou interrogeant l'énarchie française (L'Ecole du pouvoir)... Avec Moloch tropical, le cinéaste militant tend un miroir satirique à une démocratie haïtienne vacillante, désormais aux prises avec une tragédie qu'il analyse avec lucidité, sans affect.
Vous êtes retourné en Haïti quelques jours après le séisme. Vous étiez alors pessimiste sur la capacité de l'État et de la communauté internationale à organiser la reconstruction. Comment voyez-vous l'évolution de la situation ?
J'y suis retourné quatre fois déjà. Et je pense que des scandales vont éclater au grand jour dans les mois à venir à cause de la présence excessive du personnel humanitaire. Le stade de l'urgence est dépassé, et on assiste aujourd'hui à l'installation d'une infrastructure permanente. Les ONG sont trop nombreuses et mal contrôlées. A Port-au-Prince, par exemple, les trois quarts de la capacité hôtelière ont été détruits : imaginez la place prise par ces dizaines de milliers de travailleurs humanitaires. Certains occupent les maisons encore debout de la classe moyenne, qui a par ailleurs tout perdu. Je connais des gens qui louent leur maison à des humanitaires et dorment dans leur voiture.
Vous n'avez pas peur de choquer avec ce discours ?
C'est un constat. L'aspect visuel de cette présence est en soi choquant parce qu'en face il y a des camps et des tentes. Toutes les places de la capitale sont remplies de réfugiés. Combien de temps cette juxtaposition peut-elle durer ? Moi aussi, j'ai fait beaucoup de volontariat, je sais ce que c'est de travailler quatorze heures par jour et d'avoir envie de s'asseoir le soir pour prendre un verre. Ce n'est pas la question. La vraie question est : sommes-nous en train d'employer la bonne méthode ?
Qu'entendez-vous par là ?
En toute modestie, je pense qu'il aurait fallu écouter les locaux et leurs besoins. Résoudre les urgences mais viser le long terme en même temps. Par exemple, construire rapidement – il est trop tard – des abris provisoires mais en dur, tout en lançant des plans pour des lieux de vie plus pérennes. Ne pas créer de futurs bidonvilles, comme c'est le cas actuellement. L'aide humanitaire immédiate aurait dû être donnée directement aux associations, aux responsables de quartier : ils se seraient organisés eux-mêmes et on aurait relancé l'économie locale. Non, on a préféré, au début, lancer des sachets du haut de camions, par peur de la population et pour la maintenir dans son rôle de victime incapable.
L'Etat haïtien peut-il réagir à cette situation ?
L'Etat était déjà faible avant le tremblement de terre. Il est aujourd'hui écrasé par cette présence internationale. Par ailleurs, les élections [les élections législatives et présidentielle auront lieu le 28 novembre prochain, NDLR] qui se mettent en place pourraient entraîner quelques mois de troubles parce qu'elles vont se dérouler dans des conditions inacceptables d'un point de vue institutionnel. Le conseil électoral provisoire est contesté, comme la capacité de René Préval, le chef de l'Etat, à mener des élections transparentes et impartiales. Les partis politiques sont dépassés, ils n'ont pas les moyens de mener campagne. Mais l'ONU et la communauté internationale valideront toute élection qui aura un semblant formel de démocratie parce qu'il leur faut des interlocuteurs légitimes. Ils ne veulent pas d'une période de transition qui repousserait les décisions. Les dirigeants internationaux sont eux-mêmes sous la pression de leur opinion publique, qui ne voit toujours pas de résultat malgré les milliards promis. Dans cette période complexe, la situation va empirer.
Vous craignez l'explosion ?
Le risque d'explosion est latent, et même imminent, à voir certains signes avant-coureurs. Nous sommes même revenus aux pires dérives populistes avec un Wyclef Jean [ex-membre du groupe The Fugees, NDLR] qui a essayé de s'immiscer dans la bataille. Comme si la célébrité, sans le reste, suffisait pour "sauver"Haïti. Mais Haïti ne va pas disparaître. Elle en a vu, des pseudo-sauveurs...
Source(s) : Télérama.fr
Crédit photo : AFP
Article intégral : Raoul Peck : "Le risque d'explosion en Haïti est imminent"
Voir aussi : Interview Raoul Peck & Olivier Bernard