La voie chilienne vers le socialisme

Publié le 14 septembre 2010 par Copeau @Contrepoints

Très loin d’un projet progressiste mais modéré utilisant la voie démocratique, le programme politique de l’Unité populaire mené par Allende relevait de la classique ligne marxiste-léniniste. Avec toutes ses désastreuses conséquences politiques, économiques et sociales. Une expérience catastrophique pour le Chili à laquelle l’armée mettra dramatiquement fin, à la demande du parlement.

Par José López Martínez

Cela fait maintenant quarante ans qu’à travers le monde la gauche, extrême ou moins, célèbre le régime de Salvador Allende et la « voie chilienne vers le socialisme », cette fameuse « révolution avec empanadas [1] et vin rouge ». Depuis la chute du Mur de Berlin, on a certes fait le constat définitif de l’échec du socialisme et de son incapacité consubstantielle à tenir ses promesses théoriques. Mais cette défaite idéologique a créé chez certains un attachement à un passé idéalisé et vénéré d’un Lénine, d’un Mao, d’un Che Guevara ou d’un Salvador Allende. S’accrochant à leurs icônes, ceux-ci abusent de la mauvaise foi, déforment les événements, tentant de réécrire l’Histoire afin de s’accommoder d’un passé illusoire au lieu de prendre connaissance des faits et d’essayer de comprendre la réalité. Parce que, dans les faits, la réalité du gouvernement d’Allende a été beaucoup plus sinistre que ne le laisse supposer l’hagiographie entretenue depuis les années 70. Or, il est utile, voire nécessaire de bien se rappeler ces faits alors qu’aujourd’hui même, dans plusieurs endroits du monde, on peut voir comment un gouvernement légal peut détruire les institutions d’un pays et, partant, perdre toute légitimité à son pouvoir.

La « voie chilienne vers le socialisme » débuta le 4 septembre 1970, lorsque, après une campagne électorale où les partis politiques s’opposèrent avec une rare véhémence, Salvador Allende, candidat de l’Unité populaire (une coalition de six partis de gauche), obtint 36,6% des voix aux élections présidentielles chiliennes. Il devançait, à la grande surprise de son propre camp, de moins de 40.000 votes Jorge Alessandri, du Parti National (35,3%) et Radomiro Tomic, de la Démocratie Chrétienne (28,1%). Le candidat de la gauche chilienne ne recueillait donc qu’un peu plus du tiers des suffrages de la population, obtenant même moins de voix que lors des précédentes présidentielles de 1964 (38,9%). Selon l’historien Christopher Andrew – qui se base sur les archives secrètes du major du KGB Vasili Mitrokhin passé à l’Ouest en 1992 –, cette victoire relative obtenue de justesse aurait été due en partie au soutien politique et surtout financier reçu par Allende de la part des services secrets soviétiques.

Dans le cas où aucun candidat à l’élection présidentielle n’obtenait la majorité absolue, la constitution chilienne ne prévoyait pas de second tour. Et comme le disposaient les articles 64 et 65, Allende fut choisi par le congrès entre les deux premiers candidats ayant obtenu le plus de voix. Il fut donc proclamé à la présidence le 24 octobre 1970, malgré diverses manœuvres des éléments les plus radicaux de la droite chilienne et des tentatives rapidement abandonnées des services secrets américains de fomenter un coup de force légal ou même un coup d’État. La désignation d’Allende put se faire grâce à l’appui de Tomic qui aspirait à une poursuite de la politique d’État providence initiée par le précédent président démocrate-chrétien Eduardo Frei. En échange de cet appui nécessaire de la Démocratie chrétienne, Allende devait signer un Statut de garanties constitutionnelles et s’engager à n’entreprendre des réformes structurelles que par la voie législative. Le patron de l’Unité populaire signera bien ce document mais ne l’honorera jamais. Il se vantera d’ailleurs six mois plus tard de sa duplicité dans une entretien avec Régis Debray, expliquant que la signature de ce pacte de respect de la constitution n’avait été qu’une simple concession tactique afin d’accéder au pouvoir, sans conséquence aucune sur le développement de sa politique révolutionnaire et sa volonté de rupture de l’ordre constitutionnel.

Le programme révolutionnaire de l’Unité populaire

Car, très loin d’un soi-disant projet « progressiste » mais « modéré » et utilisant la voie démocratique, le programme politique de l’Unité populaire mené par Allende relevait bien de la classique ligne marxiste-léniniste. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les programmes politiques des partis membres de la coalition de l’Unité populaire ou les déclarations de leurs dirigeants, avant et après l’arrivée au pouvoir d’Allende.

Ainsi, pour les dirigeants du Parti radical, le moins gauchiste de la coalition : « […] seulement en dehors du système capitaliste se trouve la solution pour la classe travailleuse » ; « Le processus révolutionnaire chilien est irréversible […] transformant ceux qui résistent en contre-révolutionnaires » ; « Le Parti radical est socialiste et sa lutte est dirigée en vue de la construction d’une société socialiste […] » ; « […] nous acceptons entre autres le matérialisme historique et la lutte des classes comme interprétation de la réalité ». (Déclaration politico-idéologique approuvée lors de la 25e Convention nationale du Parti radical en 1971)

Tandis que pour le Parti socialiste fondé par Allende : « Notre stratégie écarte de fait la voie électorale comme méthode pour atteindre notre objectif de prise du pouvoir. » « Nous affirmons que c’est un faux dilemme que de se poser la question si nous devons prendre la ‘voie électorale’ ou la ‘voie insurrectionnelle’. » (21e congrès général du Parti socialiste, Linares, 1965) « Le Parti socialiste, comme organisation marxiste-léniniste, pose la prise du pouvoir comme objectif stratégique à atteindre […] pour instaurer un État révolutionnaire […] » ; « La violence révolutionnaire est inévitable et légitime. […] Elle constitue l’unique chemin qui mène à la prise du pouvoir politique et économique, et à sa défense et renforcement » ; «  « Seule la destruction de l’appareil bureaucratique et militaire de l’État bourgeois peut consolider la révolution socialiste » ; « Les formes pacifiques ou légales de lutte (revendicatrices, idéologiques, électorales, etc.) ne conduisent pas par elles-mêmes au pouvoir. Le Parti socialiste les considère comme des instruments limités d’action, intégrés au processus politique qui nous emmène à la lutte armée. » (22e congrès général du Parti socialiste, Chillán, 1967)

Prolongeant la ligne du congrès de Chillán, dans un article intitulé « Laisser de côté l’illusionnisme électoral » paru le 22 novembre 1967 dans la revue Punto final, l’idéologue du parti socialiste et futur ministre des Affaires étrangères du gouvernement Allende, Clodomiro Almeyda, rappelait la nécessité de la violence en vue de la prise de pouvoir et de la substitution « d’une légalité de classe par une autre ». Après s’être appuyé sur Staline contre les réformistes, il spéculait également sur le futur de cette voie révolutionnaire et sur la possibilité d’une guerre civile, dans le genre de celle de la Guerre d’Espagne, avec intervention étrangère. Quant à Allende lui-même, peu de temps avant ce même congrès de Chillán, il avait conduit à La Havane une délégation de socialistes, de communistes et d’autres représentants de la gauche chilienne, pour participer à la Conférence tricontinentale de solidarité. Lors de cette conférence, il fut à l’origine et le premier président de l’Organisation latino-américaine de solidarité (OLAS), une machine à exporter la révolution castriste dans toute l’Amérique latine via la lutte armée et la lutte de guérilla.

Bien sûr, on pourrait objecter qu’il ne s’agissait là que de simples discours de propagande inscrits de manière, pour ainsi dire, rituelle dans le corpus programmatique de partis de gauche qui, depuis leur échec complet aux élections de 1964, pensaient n’avoir aucune espérance d’atteindre démocratiquement le pouvoir. Malheureusement, ces discours antisystémiques de rupture révolutionnaire et de nature antidémocratique continueront et s’amplifieront alors même que l’Unité populaire sera à la tête du gouvernement chilien. En janvier 1971, le nouveau secrétaire du Parti socialiste, Carlos Altamirano, insistait sur le fait que la fausse solution du réformisme était le grand ennemi de la révolution, que le gouvernement d’Unité populaire ne devait pas être un gouvernement de plus dans la rotation de l’exercice du pouvoir respectant les règles de la démocratie représentative mais un gouvernement qui devait promouvoir le changement en se défaisant de « l’appareil étatique bourgeois », de sa bureaucratie, de son appareil policier, de son parlement, de son système judiciaire, etc. Par ailleurs, après sa prise de fonction comme président, le 4 février, Allende rappelait à des journalistes, qui l’interrogeaient sur la nomination d’ Altamirano au poste de secrétaire général du parti socialiste, qu’il n’était pas le président de tous les Chiliens. Quant à son ministre de l’Économie Pedro Vuskovic, celui-ci définit on ne peut plus clairement les objectifs du gouvernement d’Unité populaire via le contrôle par l’État de l’économie : « détruire les fondements économiques de l’impérialisme et de la classe dirigeante pour mettre fin à la propriété privée des moyens production ».

Plus tard, en 1972, le sous-secrétaire général du parti socialiste, Adonis Sepúlveda Acuña rappelait que l’insurrection révolutionnaire restait bien l’objectif final des socialistes chiliens : « Notre stratégie met, de fait, de côté la voie électorale comme méthode pour atteindre notre objectif de prise du pouvoir. » « […] s’il s’agit de répondre à la question de savoir s’il est possible de conquérir le pouvoir par la voie électoral, c’est-à-dire l’instauration d’un gouvernement ouvrier qui exproprie les moyens de production de la bourgeoisie, pour organiser une société socialiste, sans aucun doute possible, aussi bien l’histoire du mouvement ouvrier que les principes marxistes indiquent clairement que cela n’est pas possible et qu’une politique de cet ordre ne sert seulement qu’à semer de fausses illusions auprès des travailleurs. » « Le parti a un objectif, et pour l’atteindre il devra employer les méthodes et les moyens que la lutte révolutionnaire rendra nécessaires. L’insurrection devra être déclenchée quand la direction du mouvement populaire sentira que le processus social qu’elle a elle-même lancé aura atteint sa maturité et qu’elle se prépare à être l’accoucheuse de la révolution. »

Cette vision de rupture révolutionnaire, brisant le cadre constitutionnel et démocratique, se retrouvait plus détaillée encore dans un document interne du parti socialiste publié au début de 1972 après une session d’évaluation qui avait pour objet d’analyser le sec revers électoral subi par l’Unité populaire lors d’élections partielles en janvier : « Nous voulons que les moyens de production passent aux mains des travailleurs, et pour cela ils faut les arracher des mains des capitalistes, parce ceux-ci ne les remettront pas gratuitement » ; « […] nous, socialistes, réitérons les affirmations suivantes : l’État bourgeois au Chili ne peut servir pour construire le socialisme, et sa destruction est nécessaire. Pour construire le socialisme, les travailleurs chiliens doivent exercer leur domination politique sur la bourgeoisie, ils doivent conquérir tout le pouvoir et graduellement lui arracher tout le capital. C’est ce qu’on appelle la dictature du prolétariat » ; « Nous savons qu’en dernière instance, le pouvoir de la bourgeoisie repose sur son pouvoir économique » ; « Au travers de la création et de l’élargissement de l’aire de propriété sociale, au dépens des entreprises impérialistes et de la bourgeoisie monopoliste, nous leur enlevons leurs bases de pouvoir économique […] » ; « Nous ne pouvons être ingénus au point de croire que nous pouvons construire le socialisme au travers des actuelles institutions et des vingt mille lois qui existent » ; « Pour les révolutionnaires, la solution ne réside pas dans l’occultation ou la négation de l’objectif de la prise du pouvoir et du socialisme […] si la révolution implique un passage violent lors d’une étape, il convient de ne pas nier la révolution au nom du moindre coût mais bien d’affronter la violence de manière organisée […] » ; «  L’ensemble des mesures économiques, sociales et politique du gouvernement […] ont provoqué la détérioration et une perte réelle et progressive du pouvoir économique et social de la bourgeoisie […] la bourgeoisie n’est pas capable de résister à la gestion de ses propres lois par ses adversaires de classe » ; « En présence d’une situation révolutionnaire, la tâche fondamentales des avant-gardes révolutionnaires est de guider le peuple vers la conquête de tout le pouvoir politique, en substitution de l’État bourgeois par l’État prolétaire […] » (Rapport du Comité central du Parti socialiste à la réunion générale d’Algarrobo, février 1972)

La voie chilienne vers le socialisme

Pour réaliser ce classique programme révolutionnaire d’instauration de la dictature du prolétariat, fallacieusement dénommé de « transition démocratique vers le socialisme », le gouvernement Allende employa, dans le cadre du planisme et de la centralisation économique définis par la convention de Chillán, plusieurs méthodes : intervention directe dans les entreprises, acquisition d’actions par l’État grâce aux réserves budgétaires, à un déficit public massif et à la planche à billets, expropriations (régulièrement condamnées par les tribunaux pour leur caractère illégal) ou mises sous tutelle après réquisitions d’entreprises privées et enfin ce qui sera finalement connu sous le nom d’Opération Asphyxie. Le tout, essentiellement contre la volonté de la majorité des Chiliens. Rappelons encore une fois qu’Allende n’avait recueilli que 36,6% des suffrages lors de son élection et que, au sein du congrès chilien, son gouvernement ne pouvait compter que sur un appui minoritaire de parlementaires issus de partis membres de l’Unité populaire élus lors des élections parlementaires de 1969 : 60 députés sur 150 et 18 sénateurs sur 50.

Pour faire tomber une entreprise sous la coupe du gouvernement de l’Unité populaire, une tactique régulièrement employée consistait à provoquer, grâce aux cellules de l’Unité populaire et du Front des Travailleurs Révolutionnaires, syndicat lié au groupe terroriste, Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), des conflits sociaux et des grèves dans les entreprises privées. Une fois la production bloquée, le gouvernement intervenait en faisant appliquer le décret-loi 520 hérité de l’éphémère République socialiste de 1932 – tombé en désuétude depuis des décennies, mais jamais abrogé – qui autorisait l’intervention du pouvoir central dans toutes les industries productrices d’articles de première nécessité. Ce procédé sera considéré comme illégal par la justice et l’opposition parlementaire réclamera jusqu’à la fin du gouvernement d’Unité populaire un plébiscite pour résoudre ce conflit juridico-constitutionnel. Dans le même temps, le gouvernement d’Allende s’empara du système bancaire chilien. Pour éviter l’obstacle presque insurmontable du parlement – qui aurait dû approuver une loi d’expropriation – et court-circuiter le processus légal, cette prise de contrôle s’effectua, via l’agence gouvernementale Corporación Estatal de Fomento, par l’achat massif d’actions des banques privées grâce aux fonds publics. Souvent, la simple menace suffisait pour semer la panique chez les actionnaires et faire chuter les actions, permettant ainsi de les acquérir à vil prix.

Toujours dans la droite ligne de la stratégie marxiste visant à éroder les bases économiques de la « bourgeoisie » au travers de la redistribution inflationnaire et le contrôle étatique des entreprises privées pour forcer un changement de l’équilibre des pouvoirs dans la société chilienne, le gouvernement d’Allende lança l’Opération Asphyxie. En établissant des quotas de production, en contrôlant le commerce avec l’étranger ainsi que les licences d’importation, de même que les réserves de devises (ce qui permettait, par exemple, au gouvernement d’empêcher à des journaux ou des radios de l’opposition de se procurer des pièces de rechanges à l’étranger), en manipulant arbitrairement les taux de change et en fixant les prix de fabrication selon des critères politiques (qui obligeaient nombre d’entrepreneurs privés à vendre leurs produits à des prix pré-inflationnaires malgré l’augmentation du coût de la main-d’œuvre et des matières premières), l’Unité populaire visait – grâce à l’utilisation discriminatoire et intensive du pouvoir de l’État – la concentration de tous les pouvoirs entre ses mains.

Les conséquences de ces différentes politique ne furent pas longues à se faire sentir. Durant la première année du gouvernement Allende (sarcastiquement appelée « l’année des cadeaux » par les Chiliens), l’augmentation des dépenses publiques et des salaires par décret (augmentation des salaires entre 35% et 50%), l’utilisation intensive des stocks disponibles, la dilapidation des réserves de devises (qui passèrent de 394 millions de dollars en 1970 à 76 en 1972) permirent à l’économie chilienne d’enregistrer une croissance économique en trompe-l’œil d’un peu moins de 9%, contre une moyenne de 5% la décennie précédente. Ainsi qu’une très légère baisse du taux de chômage, en grande partie grâce à l’augmentation du nombre de fonctionnaires (entre 1970 et 1972, le nombre d’employés publics augmentera de plus de 11% par an) et au lancement de travaux publics à grande échelle.

Mais, inévitablement, le planisme centralisateur – qui ira jusqu’à un délirant essai de contrôle par ordinateur et en temps réel de l’économie, le projet Cybersyn – finit par déstabiliser complètement l’économie chilienne. La première année du gouvernement Allende, la politique monétaire laxiste provoquera le doublement de la masse monétaire, suivi par une augmentation de 173% en 1972 et de 413% en 1973. La reforme agraire (30% des terres agricoles expropriées, dont 1,4 millions d’hectares lors des 6 premiers mois du mandat d’Allende) sera menée en dépit du bon sens et souvent avec une violence anarchique. Avec, pour conséquence, une production agricole en chute libre retombant au niveau de 1936 suite au triplement des grèves des ouvriers agricoles dès 1970 et aux affrontements consécutifs à l’usurpation violente de centaines de propriétés par les partisans les plus radicaux de l’Unité populaire. Parallèlement, la nationalisation d’un grand nombre d’entreprises (dont 80% des établissements financiers) provoquera une chute de la production de 10% chaque année suite à la gestion calamiteuse de commissaires politiques incapables, en remplacement des anciens propriétaires ou administrateurs.

L’étude des chiffres macro-économiques illustrent l’ampleur du désastre économique provoqué par la gestion du gouvernement Allende : baisse du PIB qui se retrouve en 1973 pratiquement au même niveau que 1970 (-1,21% en 1972 et -5,57% en 1973) ; indice des salaires réels chutant de 45% durant la même période ; pouvoir d’achat chutant de 10% d’octobre 1970 à avril 1973 sur base des prix alimentaires ; investissement brut dégringolant à 15% du PIB contre une moyenne de plus de 21% entre 1965 et 1970. Dans le même temps, les dépenses publiques passeront de 13% du PIB en 1970 à 53% en 1973 avec un déficit budgétaire sautant de 39% des recettes de l’État en 1970 à 115% en 1973 (de 2,7% du PIB en 1970 à 24,7% en 1973). De leur côté, les entreprises publiques cumuleront plus d’un milliard de dollars de pertes.

Les déséquilibres économiques provoqueront l’explosion des importations qui s’envoleront de 956 millions de dollars en 1970 à près de 1,5 milliard en 1973, alors que la valeur des exportations stagne (sauf en 1973, grâce à un boom du prix du cuivre sur les marchés internationaux). La balance commerciale excédentaire de 155,9 millions de dollars en 1970 devint déficitaire de 16,3 millions en 1971, 253,4 millions en 1972 et 138,3 millions en 1973. Parallèlement, la dette extérieure augmentera de 500 millions de dollars entre 1970 et 1973. Le tout encadré par de rigides barrières douanières qui interdisaient l’entrée de pas moins de 300 produits au Chili et des tarifs douaniers pouvant grimper jusqu’à 750%, avec une moyenne de 105% en 1973. De même, on comptera pas moins de 15 taux de change différents, avec un ratio entre le plus bas et le plus élevé excédant les 8.000% !

Plus dramatique encore : le déchaînement de l’inflation et l’établissement d’un plafonnement des prix qui, au lieu de juguler l’augmentation des prix, créera des ruptures dans l’approvisionnement et conduira à l’hyperinflation. De 28% en 1971 à 606% en septembre 1973. Avec une monnaie chilienne qui sera dévaluée de près de 1.000% face au dollar. Cette situation laissera les commerces désapprovisionnés et donnera naissance aux interminables queues devant les magasins, typiques de tout pays socialiste qui se respecte. La majorité des biens de première nécessité ne se trouvant plus qu’au marché noir. Le pays restera finalement sans réserves, ne serait-ce que pour importer les denrées les plus élémentaires. Le 6 septembre 1973, le gouvernement Allende annonçait que les réserves de farine ne pouvaient couvrir que quelques jours.

La gauche chilienne, malgré les fanfaronnades de circonstances et les discours de façade, admit très rapidement que tout n’allait pas pour le mieux sur la voie chilienne vers le socialisme. Ainsi, le MIR expliquait déjà en décembre 1971 que le doublement des importations de produits alimentaires et l’explosion des coûts de production étaient à la base de la dévaluation de la monnaie chilienne, du déficit impressionnant de la balance des paiements et de la presque totale disparition des réserves en devises du pays. Le MIR prévenait également qu’aucune des recettes traditionnelles (endettement à l’étranger ou planche à billet) ne serait viable pour 1972. Quelques mois plus tard, dans le numéro de mars-avril 1972 de Panorama Económico, Sergio Bitar, ministre des Mines du gouvernement Allende, exprimait ses inquiétude quant à la situation économique chilienne. Il pointait les graves problèmes causés par l’inflation et les pénuries provoquées par les politiques de l’année précédente. Et il prévoyait une aggravation de la conjoncture, due selon, lui à l’impossibilité qu’une économie de marché puisse fonctionner correctement lorsque l’on tente d’imposer un modèle socialiste à la société.

De leur côté, Kalki Glauser et Julio López, dirigeants du Mouvement d’action populaire unitaire (MAPU), faisant partie de la coalition de l’Unité populaire, décrivaient clairement en septembre 1972 comment les pénuries et les dysfonctionnements économiques résultaient de l’excès d’une demande artificielle. Prolongeant leur analyse, ils admettaient que le risque d’échec des politiques qui accentuaient les tendances socialistes était réel. Quant au Ministre de l’Économie Carlos Matus, qui avait remplacé Pedro Vuskovic, il venait d’augmenter de 30% à 200% les prix de produits de première nécessité et essayait de faire passer une loi instaurant le rationnement de la population. Faisant preuve de la plus grande franchise, il reconnaissait, dans une interview reprise par Der Spiegel en octobre, que « Selon les critères économiques conventionnels, nous sommes réellement en crise. Par exemple, si le précédent gouvernement avait été dans notre situation économique, il aurait été liquidé depuis longtemps. » Mais, après avoir expliqué comment cette situation permettait au gouvernement d’imposer sa politique, il concluait : « Ce qui pour vous est une crise, est pour nous la solution. »

En effet, tel était le projet marxiste : détruire de fond en comble la structure socio-économique chilienne afin de pouvoir imposer la dictature du prolétariat revendiquée par le parti d’Allende. C’est ainsi que l’inflation galopante et les « mesures destinées à la combattre » devaient permettre l’établissement d’un contrôle policier sur la population, qui aurait été autrement inacceptable. Le gouvernement se servit de ce prétexte pour imposer en avril 1972 un système de rationnement (chose jamais vue dans toute l’histoire du Chili) qui octroyait aux Juntes d’approvisionnement et de prix (JAP) – naturellement aux mains des partisans de l’Unité populaire – des pouvoirs considérables pour contrôler la vie quotidienne des citoyens et, au-delà, leurs bonnes dispositions envers le gouvernement d’Unité populaire. Malgré cela et la création au début de 1973 du Secrétariat national de distribution qui devait centraliser le commerce de gros, la lutte contre la pénurie fut un échec car l’infrastructure nécessaire pour appliquer le système de rationnement n’existait pas. Par ailleurs, en maintenant artificiellement bas par décret les salaires des travailleurs qualifiés et des professions libérales, le gouvernement, toujours dans la ligne de son programme politique, ruinait une classe moyenne victime de l’inflation galopante.

L’expérience chilienne mettait ainsi en évidence une vérité prédite des décennies auparavant par les économistes autrichiens Mises et Hayek : le contrôle par l’État de l’économie est le « chemin de la servitude » qui finit par étrangler les libertés individuelles, la vie privée et le pluralisme idéologique.

Car une des autres cibles du gouvernement Allende fut la presse et la liberté d’expression. Les attaques se multiplièrent contre les journaux d’opposition El Mercurio, La Segunda, Tribuna, Mañana, etc. La nationalisation de la maison d’édition Zig-Zag ou la tentative de prise de contrôle de la Compagnie Manufacturière de Papiers et de Cartons afin de s’assurer du monopole de la production de papier faisait clairement planer la menace de la censure sur la presse d’opposition. De même que l’interdiction faite aux chaînes de télévision de l’Université catholique, Canal 13 et Canal 4, et celle de l’Université du Chili, Canal 9, de diffuser sur tout le territoire national. Ainsi que le harcèlement sans fin et des agressions à l’encontre de journalistes d’opposition, jusqu’à des cas de tortures ou d’enlèvements. Les derniers mois du gouvernement d’Unité populaire virent s’installer une répression généralisée et des assassinats fréquents d’opposants, mais aussi de travailleurs et de défavorisés (comme le dénoncera d’ailleurs l’extrême-gauche chilienne). Le 2 novembre 1972, se trouvant dans l’incapacité de mater des soulèvements d’ouvriers et de mineurs dans différentes provinces du pays et pour mettre fin à la grande grève générale d’octobre qui bloqua le pays durant un mois, Allende appela l’armée à participer à son gouvernement et intégra trois militaires de haut rang à son cabinet pour donner l’illusion à la population de la recherche d’un apaisement social.

Vers le chaos

Moins de trois années d’expérimentations socialistes – où les morts consécutifs aux violences politiques dépasseront la centaine – suffirent pour que la crispation politique et sociale s’exacerbât de manière paroxystique à travers toute la société chilienne jusqu’au sommet de l’État. On verra ainsi Allende s’entourer d’une garde prétorienne armée composée de membres du MIR et des Jeunesses socialistes, connu sous le nom, grossièrement teinté d’euphémisme, de « Groupe d’amis personnels » (GAP). Avec la connivence du gouvernement, de grands stocks d’armes étaient introduits dans le pays et accumulés par les marxistes dans leurs fiefs (« cordons industriels » composés d’industries nationalisées et autres). Comme ce fut le cas avec l’arrivée, le 11 mars 1972, de plusieurs caisses de « cadeaux personnels » de Fidel Castro à Allende qui furent interceptées à l’aéroport de la capitale par la douane chilienne. Un petit arsenal composé de pistolet-mitrailleurs, de fusils-mitrailleurs d’assaut, de lances-roquettes, de pistolets, revolvers et de munitions qui fut finalement emporté vers la résidence présidentielle de la rue Tomás Moro sous la supervision du directeur de la police judiciaire, Eduardo Paredes, qui accompagnait ces caisses depuis Cuba, et après l’intervention du ministre de l’Intérieur, Hernán del Canto, rameuté dare-dare pour rabrouer les fonctionnaires trop zélés. Un épisode rocambolesque qui ne représentait que la partie visible de l’iceberg. Selon l’écrivain cubain, dissident et ancien collaborateur du régime castriste, Norberto Fuentes, rien que via la valise diplomatique cubaine, ce furent quelques 3.000 ou 4.000 fusils d’assaut AK-47 qui entrèrent au Chili pendant la période du gouvernement d’Unité populaire.

Avec ces armes, le MIR – dirigé notamment par Andrés Pascal Allende, neveu du président et responsable de dizaines d’assassinats complaisamment couverts – et d’autres groupes révolutionnaires (tolérés et favorisés par l’abandon en novembre 1970 par Allende des poursuites judiciaires à l’encontre de membres du MIR, arrêtés pour atteinte contre la sécurité de l’État) développaient une stratégie de « pouvoir dual » parallèle au gouvernement. Cette stratégie, mise en avant dès 1969 dans le programme de base de gouvernement de l’Unité populaire, misait également sur des milices entraînées par des centaines d’assesseurs issus des pays communistes, essentiellement castristes (dont le responsable des services secrets cubains, Manuel « Barbe rouge » Piñeiro). Lors du fameux procès pour corruption et trafic de drogue qui éclaboussa les plus hautes sphères castristes à La Havane en 1989, le général cubain Patricio de la Guardia, pour sa défense, fera état de ses services au Chili sous Allende lorsqu’il entraînait des forces militaires clandestines. Un autre exemple de tentative d’instauration d’un double pouvoir en marge de la loi fut, le 28 juillet 1972 dans la ville de Concepción, la constitution provisoire d’une « Assemblée du Peuple » présentée comme une « alternative révolutionnaire » à la légalité institutionnelle « bourgeoise » (proposition également inscrite dès 1969 dans le programme de base de gouvernement de l’Unité populaire) à l’instigation de plusieurs directions régionales de partis membres du gouvernement d’Allende.

Pour faciliter la « transition vers le socialisme », d’autres voies étaient empruntées comme l’occupation violente et illégale de terres et d’entreprises ou le meurtre d’opposants. Le plus spectaculaire et marquant fut celui de Pérez Zujovic, démocrate-chrétien, ancien vice-président et ministre dans le précédent gouvernement Frei. Il périt en juin 1971, assassiné par un commando du groupe extrémiste Avant-garde Organisée du Peuple (VOP), composé en partie d’anciens membres des Jeunesses communistes. Les marxistes se préparaient également à une guerre civile contre les forces armées tout en tentant de les infiltrer – et ce alors que l’armée chilienne n’était plus intervenue politiquement depuis plus d’un demi-siècle. Quelques mois avant la chute d’Allende, le sénateur communiste Volodia Teitelboim pronostiquait entre 500.000 et un million de morts en cas de guerre civile ! Ces manœuvres d’infiltration de l’armée seront un des éléments qui décideront les militaires à renverser Allende. Par ailleurs, des milliers – entre 10.000 et 15.000 selon certaines sources – de révolutionnaires professionnels entraient dans le pays en provenance du Brésil, de l’Uruguay, de l’Argentine, du Pérou, du Nicaragua, du Honduras, etc. Pendant qu’en novembre 1971 Castro s’installait au Chili comme à demeure durant près d’un mois et qu’était multiplié le personnel de l’ambassade cubaine, dépassant finalement celui de tout autre représentation diplomatique. La situation que traversait le pays était si tendue que le 11 juin 1973, on verra le député socialiste Mario Palestro affirmer, dans un violent discours à la Chambre des députés, que l’Unité populaire était en train de former des milices afin se préparer à « la violence révolutionnaire » et qu’à l’heure dite elles se dirigeraient « vers les beaux quartiers et que ceux qui seraient fusillés ne seraient pas des ouvriers ni des paysans ». Deux mois plus tard, le général Prats, commandant en chef de l’armée, présentera d’ailleurs  à son encontre une accusation pour infraction à la loi de sécurité intérieure de l’État.

Pendant ce temps, le pouvoir législatif, majoritairement hostile au gouvernement dès 1972 (les démocrates chrétiens floués par Allende lui ayant retiré définitivement tout appui), était systématiquement bafoué par l’exécutif. Ainsi, plusieurs fois, alors qu’un de ses ministres était renversé par une motion de censure, Allende le gardait dans son cabinet en lui attribuant un autre portefeuille. Pire, son gouvernement attaquait de front l’indépendance de la justice chilienne, soit en violant de manière répétée les jugements des tribunaux, soit en n’y donnant pas suite, soit encore en les contournant en tolérant la mise en place de « tribunaux populaires révolutionnaires » en marge de toute légalité. De 1972 à 1973, la Cour suprême du Chili et le Contrôleur général de la République (la plus haute juridiction administrative) ne cesseront de protester et de dénoncer en pure perte le non respect des décisions judiciaires ainsi que les abus administratifs.

Allende – démontrant son mépris souverain du cadre constitutionnel – leur répondra : « Dans une période de révolution, le pouvoir politique a le droit de décider en dernier ressort si les décisions judiciaires correspondent ou non avec des objectifs élevés et les nécessités historique de transformation de la société, qui doivent avoir une absolue préséance sur toute autre considération ; par conséquent, l’exécutif a le droit de décider s’il doit tenir comptes des décisions de justice. » État d’esprit concordant parfaitement avec celui de son ministre de la Justice qui déclarait le 1er juillet 1972 que « la révolution se maintiendrait à l’intérieur du droit tant que le droit ne prétendait pas freiner la révolution ». En avril 1975, dans un article publié à Belgrade, Oscar Waiss, qui avait été le directeur du journal La Nación, l’organe officiel du gouvernement d’Unité populaire, revenait sur les scénarios extrémistes qui circulaient alors à la tête du gouvernement Allende : « Le moment était venu de jeter par-dessus bord le fétichisme légaliste ; le moment de retirer les militaires conspirateurs ; de destituer le Contrôleur général de la République ; de prendre le contrôle de la Cour suprême de justice et du pouvoir judiciaire ; de saisir le Mercurio et toute la meute journalistique contre-révolutionnaire. Il était préférable de frapper les premiers, car qui frappe le premier, frappe deux fois. »

La réaction et la chute d’Allende

Le conflit institutionnel ne put malheureusement être résolu lors des élections parlementaires du 4 mars 1973. L’opposition à l’Unité populaire (regroupant la Démocrate chrétienne, le Parti national, mais aussi la Démocratie radicale, le Parti de gauche radical – qui avait quitté le giron de l’Unité populaire – et le Parti démocratique national) remporta certes une large victoire sous la bannière unitaire de la Confédération de la Démocratie en enlevant 87 sièges sur 150 à la Chambre. Mais avec seulement 30 sénateurs sur 50, elle rata de peu la majorité qualifiée des deux tiers qui aurait permis une destitution d’Allende pour violation répétée de la constitution et des lois chiliennes.

Des fraudes gouvernementales lors des élections furent peut-être à la base de cet échec relatif de l’opposition chilienne. Le 18 juillet, le doyen de la faculté de Droit de l’Université catholique, Jaime del Valle Alliende, présenta un rapport rédigé par une commission de professeurs de la faculté. Ceux-ci attiraient l’attention sur le fait que 750.000 nouveaux électeurs avaient été inscrits depuis les élections municipales de 1971 alors qu’ils n’auraient dû être normalement que 500.000. Le rapport décrivait également les énormes disparités dans les augmentations de nouveaux électeurs selon les circonscriptions. Il signalait par ailleurs des cas de fraudes avérés à Santiago ou Coquimbo (carnets d’électeurs ne correspondant pas aux personnes ayant voté, centaines d’électeurs inscrits le dernier jour au même domicile, etc.) Le rapport concluait : « lors des élections parlementaires de mars a eu lieu une fraude électorale de grandes proportions, qui concerne entre 200.000 et 300.000 votes illégaux ».

Le drame chilien se nouera le 23 août 1973. Après deux jours de débats houleux, les parlementaires chiliens approuvèrent par 81 voix contre 47 une demande officielle aux autorités, mais surtout aux forces armées et de police de mettre fin immédiatement aux innombrables violations constitutionnelles et légales du gouvernement d’Allende.

Ce véritable « accord contre la tyrannie », d’une structure similaire à la chaîne d’accusations adressées au roi George III dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, se divisait en plusieurs partie. Tout d’abord, un préambule énonçait les conditions qui devaient être respectées pour qu’existe un État de droit et avertissait qu’un gouvernement qui s’arrogeait des pouvoirs non conférés risquait la révolte. Ce préambule rappelait aussi qu’Allende n’avait pas été élu par une majorité du vote populaire, mais qu’il avait été choisi par le congrès, sous la condition explicite du respect des garanties démocratiques et constitutionnelles. Ensuite, le texte de l’accord continuait par l’énumération d’une vingtaine d’accusations de violations de la constitution et des lois chiliennes. Une accusation générale, dix sur les violations concrètes et précises de droits de l’homme, sept concernant le non-respect de la séparation des pouvoirs et finalement deux sur des actions séditieuses. Enfin, après un rappel sur le rôle des ministres militaires qu’Allende avait intégrés dans son gouvernement, les parlementaires chiliens lançaient un appel au président Allende et aux ministres membres des forces armées pour mettre immédiatement fin à ces graves violations.

Le 24 août, Allende dénonçait dans une lettre publique l’accord de la Chambre qui appelait l’armée et le corps des Carabiniers à prendre position face à l’exécutif. Voyant là une incitation au coup d’État, il accusait la majorité parlementaire de vouloir le destituer sans accusation constitutionnelle formelle. Une semaine plus tard, le 31 août, le Collège des Avocats, faisant référence à l’article 43.3 de la constitution, déclara que les circonstances créaient des obstacles « qui entravaient la tâche du Président de la République dans les termes, les privilèges et les prérogatives ainsi que la dignité que la Constitution donne à la charge ». Tandis que le 4 septembre, le parti démocrate-chrétien annonçait une accusation constitutionnelle contre tous les ministres qui auraient posé des actes contraires à l’accord du 23 août.

Finalement, le 11 septembre 1973, l’armée chilienne assiégea et bombarda le Palais de la Moneda où s’était réfugié Allende. Celui-ci, plutôt que de se rendre et partir en exil comme on le lui offrait, préféra se donner la mort. Le rôle exact des États-Unis lors de ces événements aura longtemps fait l’objet de controverses. Même s’il est probable que les services secrets américains aient eu vent du coup d’État en préparation, ni la commission sénatoriale Church, ni le rapport Hinchey, pas plus que les documents déclassifiés de la CIA n’indiquent une quelconque implication des États-Unis dans le renversement d’Allende par les militaires.

Le lendemain du renversement du gouvernement de l’Unité populaire, dans un document signé par le sénateur Patricio Aylwin – président de la Démocratie Chrétienne et premier président élu du Chili après la dictature militaire –, le vice-président Osvaldo Olguín et le secrétaire général Eduardo Cerda, le parti démocrate-chrétien exprimait son appui à la junte militaire constituée. Cinq jours après, le même Aylwin expliquait dans une entrevue à la télévision espagnole comment le gouvernement d’Allende tentait d’installer une dictature socialiste et que l’action préventive de l’armée avait été salvatrice. Le 10 octobre, le prédécesseur d’Allende à la présidence, le chrétien-démocrate Eduardo Frei, rappelait également au journal espagnol ABC comment les militaires avaient été appelés par les parlementaires chiliens afin qu’ils remplissent leur obligation légale de sauvegarde du cadre constitutionnel du pays. Auparavant, le 18 septembre 1973, avait eu lieu, à l’occasion de la fête nationale, le traditionnel Te Deum en la Basilique de la Reconnaissance nationale auquel assistèrent les anciens présidents de la République Gabriel González (ancien chef du parti radical, qui faisait partie de l’Unité populaire), Jorge Alessandri et Eduardo Frei. Leur présence fut interprétée comme un signal d’appui à l’action des militaires.

L’intervention de l’armée – à la demande du parlement – ne fut donc pas une surprise pour les Chiliens qui l’attendaient, avec crainte ou espoir, depuis des mois. Mais celle-ci surprit par sa violence brutale teintée de revanchisme idéologique. Les militaires appliquèrent, en effet, une stratégie visant à couper toutes les têtes des mouvements révolutionnaires et utilisèrent sciemment la terreur, dont les dimensions ne furent pas dissimulées afin de provoquer une réaction de panique auprès de la gauche chilienne : arrestations extra-judiciaires, tortures et exécutions sommaires. Les rapports Rettig de 1991 (Commission Nationale de Vérité et Réconciliation) et Valech de 2004 (Commission Nationale sur la Prison Politique et la Torture) ont ainsi recensé 33.221 arrestations, 2.008 personnes tuées et 1.183 autres disparues. Essentiellement, la répression militaire connut une phase aiguë durant les premiers mois (y compris des affrontements armés avec des membres de l’Unité populaire), dont la virulence diminua dès lors que le contrôle sur le pays fut bien établi par la junte militaire au pouvoir, notamment grâce à l’exil offert à beaucoup (entre 20.000 et 30.000 Chiliens abandonnèrent le pays les deux premières années de la dictature) et parce que la répression découragea les anciens partisans d’Allende.

Ainsi s’achevèrent lamentablement et tragiquement ces trois années de socialisme à la chilienne. Cette route de la servitude tracée par Allende, pavée de planisme, d’inflation, de rationnement, d’appauvrissement, d’étouffement de la liberté, de violations des droits qui mènera à la dictature militaire, désolante prolongation d’une violence politique initiée par l’Unité populaire. Le 16 septembre 1973, le New York Times résumait parfaitement ce que furent ces mille jours où Allende gouverna le Chili : « L’expérience du docteur Allende a échoué parce que sa coalition d’Unité populaire, dominé par les socialistes et les communistes, a tout fait pour installer au Chili un système socialiste radical auquel était farouchement opposé plus de la moitié de la population. Il avait été élu en 1970 avec seulement 36,3% des voix, à peine 39.000 votes de plus que son concurrent conservateur arrivé en deuxième place. Lors des élections législatives du début de cette année, l’Unité populaire n’a seulement obtenu que 44%. Pourtant, en dépit d’un parlement dominé par l’opposition, souvent en méprisant les tribunaux et face au chaos économique et à une inflation qui faisait rage, le régime a continué de « réquisitionner » des entreprises, grandes et petites. Ces actions ont polarisé le Chili comme jamais auparavant, provoquant une opposition tous azimuts, non seulement de la part du riche ou d’une frange fasciste, mais bien de la classe moyenne qui représente la moitié de la population et qui se voyait affronter sa propre destruction. Si le docteur Allende avait progressé de manière plus réfléchie, s’il avait fait une pause pour consolider après la nationalisation des industries de base du Chili et posé des limites raisonnable à son programme socialiste, il aurait probablement terminé son mandat avec de grandes chances de succès. » Et comme le concluait The Economist dans son éditorial du 15 septembre 1973 : « Le gouvernement technocratique qui est apparemment en train de prendre forme tentera de reconstruire le tissu social que le gouvernement Allende a détruit. Cela signifiera la mort provisoire de la démocratie au Chili, ce qui sera déplorable, mais il ne faut pas oublier qui a rendu cela inévitable. »

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Lire aussi les autres articles du dossier « Salvador Allende, 40 ans plus tard » :

– Cybersyn, le rêve mouillé du socialisme
– Les mille jours d’Allende
– Les textes cachés de Pablo Neruda
– « El ladrillo », le programme économique des Chicago Boys

Note

[1] typiques chaussons à la viande chiliens.

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