Malavita filosoficaépisode 1/3Quand j’écrase une mouche, ...

Publié le 17 mars 2010 par Peepingtom


Malavita filosofica
épisode 1/3

Quand j’écrase une mouche, il est bien clair que je n’ai pas tué la chose en soi, mais seulement son phénomène.

Schopenhauer - Parerga - 1851
Les murs ont des oreilles, Moscou un œil, Washington des satellites, Pékin le dao. Vous tournez la clef dans la serrure, vous ouvrez la porte, passez le seuil et à peine se referme-t-elle qu’une sensation vous submerge, insidieuse et serpentine. A peine est-on chez soi que déjà l’on entraperçoit une silhouette assise dans l’obscurité. Une extrémité incandescente rougeoie dans le noir. Dehors, une enseigne lumineuse clignote dans la nuit. Des volutes de fumée s’élèvent dans la pièce.
A votre insu, une silhouette s’est introduite chez vous. Auriez-vous quelque chose à vous reprocher, de mauvaises fréquentations, des ennuis d’argent, un dealer mécontent ? Quelques gouttes de sueur glacée perlent le long de votre tempe. Entre l’os et la peau, dans l’artère, le flux et le reflux du sang exerce une pression angoissante sur votre âme. Palpitations, convulsions, votre cœur bat la chamade. L’intrus est chez vous. Tapi dans la nuit immobile, il demeure étrangement calme. Une question vous titille la cervelle, vous tiraille les neurones puis vous taillade l’esprit. Votre heure va-t-elle sonner ? Vous retenez votre souffle mais Minuit sonne – le Minuit où doivent être jetés les dés.1)

Parfois, plus anodin mais plus pervers, dans une liste de livres se cache un intrus.

Mieux se connaître pour vendre plus

Vendre l’invisible : un guide pratique du marketing moderne

Management des ressources humaines des forces de vente

Comment plaire en 3 minutes

Tout se joue en moins de 2 minutes

Astuces et manipulations mentales

L'Art d'avoir toujours raison

Parler pour convaincre

Convaincre sans manipuler : apprendre à argumenter

L'intelligence émotionnelle au travail


L’intrus a pour nom :

L'Art d'avoir toujours raison.2)

Son auteur : Arthur Schopenhauer. Depuis déjà plusieurs années, sur le site amazon, l’ouvrage importun est classé parmi les 100 meilleures ventes de livres en France. C’est un best seller et selon le bandeau promotionnel : « Les clients ayant déjà acheté cet article ont également acheté » d’autres ouvrages de cette liste. Schopenhauer aurait-il rédigé sans le savoir un manuel de management, de manipulation ou de développement personnel à l’usage des cadres supérieurs et dirigeants d’entreprise ?

« Imposture et tromperie »

s’écrie d’une seule voix l’aréopage de faux dévots. « Abjecte récupération de la philosophie par le capital » s’exclame l’opinion éclairée et son cortège d’hommes d’expérience. Les apôtres du nouvel ordre moral, les prêtres de l’idéalisme bourgeois et de l’alter-néo-marxisme sont outrés. L’indignation se lit sur les visages. Les moines laïcs de Sainte Nitouche et Saint Sournois trépignent d’impatience. On les voit trembler de colère. Car en vérité je vous le dis, il existe un usage noble et un usage vil de la philosophie. La sagesse ne saurait être souillée car elle n’est point objet de concupiscence mais amour désintéressé, platonique et pur des idées. Que voulez-vous, aujourd’hui il faut être intellectuellement vertueux, bien sous tout rapport conceptuel et au-delà de tout soupçon idéologique. The Wolf Man Man (Le Loup-garou, un film de George Waggner, 1941)Portrait de Schopenhauer
La quatrième de couverture de l’ouvrage est éloquente :

“38 ficelles, tours et autres passes pour garder raison à tout prix en ayant objectivement tort ou comment terrasser son adversaire en étant de plus mauvaise foi que lui. Un court traité à l'usage de quiconque croit sincèrement aux dividendes de la pensée (…)


Séance de maquillage de Lon Chaney Jr. pour The Wolf ManPortrait de Hegel
C’est à Berlin en 1830 que Schopenhauer compose

L'Art d'avoir toujours raison.

L’Université et la vie intellectuelle berlinoise sont alors sous domination hégélienne. Schopenhauer y développe sa conception de la dialectique éristique, relative à la controverse en totale opposition avec la dialectique systémique triomphante d’Hegel. 

De 18 ans son cadet, Schopenhauer abhorre le grand maître allemand : “Charlatan plat, sans esprit, répugnant, ignorant, qui, avec une effronterie, une déraison et une extravagance sans exemple, compila un système qui fut trompeté par ses vénaux comme étant la sagesse immortelle (…) un écrivailleur d’absurdités qui, par un fatras de paroles creuses comme on n’en entendit jamais, a détraqué de fond en comble et irréparablement les cervelles – je veux parler de notre cher Hegel. (…) il jeta sur la philosophie le voile du verbiage le plus creux et du galimatias le plus stupide qui ait jamais été entendu, du moins en dehors des maisons de fous. (…) il suffit d’évoquer le répugnant exemple de l’hégélianisme, cette arrogante soi-disant philosophie qui a remplacé la pensée et la recherche personnelles réfléchies et sincères pas la méthode de l’automatisme dialectique des idées, c’est-à-dire par un automatisme objectif qui fait de son propre mouvement ses cabrioles en l’air ou dans l’empyrée (…)

3)

Fresque de Giulio Romano - Épisode de la titanomachie - Salle des Géants (1535) - Palazzo Te - Mantoue
La tentation du meurtre réel, imaginaire ou symbolique irrigue l’histoire de la philosophie. Zeus le premier déclare la guerre et déclame l’ire funèbre de la titanomachie. Par la foudre, il terrasse ses cruels ancêtres, divinités, concepts et monstres, Cronos, Ouranos, titans, géants et cyclopes. Du haut de l’Olympe, il les précipite aux Tartares, prisonniers des Enfers.


Avec emphase, le philosophe dit tout haut, ce que d’autres tous bas pontifient et marmonnent. La colère gronde. Schopenhauer vient tout juste d’achever la rédaction de L'Art d'avoir toujours raison quand soudain précipitamment il quitte Berlin. Venue de la Mecque puis de l’Égypte, une pandémie frappe la capitale prussienne. L’épidémie de choléra ravage Berlin. La maladie pestilentielle emporte Hegel. Sentant l’ombre de la mort planer sur la ville, Schopenhauer précautionneux s’enfuit pour Francfort. Le maître de la dialectique est mort. Vive la dialectique. Car pour Schopenhauer, le penseur doit résister à la tentation théologique, au désir montypithonesque du sacré graal philosophique : l’Absolu, le Système total, totalisant et totalitaire. 

Comme le souligne le philosophe italien Franco Volpi dans son texte sur Schopenhauer et la dialectique 4) : “la dialectique était pour (Hegel) la forme même du déploiement et du développement de l’esprit, selon un trajet qui, par les mille chemins du réel, s’élève jusqu’à l’Absolu, et précisément sous la forme de ce savoir qui s’auto-comprend comme explication de la totalité même.”
La dialectique hégelienne, comme toute grande philosophie est avant tout un art poétique, une manipulation du langage, un rythme de parole, une certaine conception de la narration. Hegel chante l’épopée des concepts allemands comme Homère celui des héros grecs : “L’existence, comme l’être s’entremettant avec lui-même par la négativité de lui-même, est le rapport à soi-même, seulement en ce qu’elle est un rapport à une autre chose, qui n’est directement que posée et entremise.” 5) La phrase hypnotique tel un serpent s’enroule sur elle-même prête à cracher son venin. Mais l’hypnose est à double tranchant car il n’est point de serpent qui n’ait son charmeur. Pour Schopenhauer, Hegel, l’impudente scélératesse de ce charlatan incarne la philosophie comme imposture.
Le Charlatan de Pietro Longhi (1757)
Quel accès de bile acerbe et de viscères, quelle ire excessive peuvent motiver ces insultes ? L’esprit n’a pas le monopole de la pensée. Les idées prennent vie au creux d’intériorités multiples, des replis sinueux du cerveau aux circonvolutions intestinales. Que Hegel soit traité de charlatan ne disqualifie pas il va de soi l’entière philosophie. Mais cette hypothétique imposture souille l’honneur d’une grande tradition. Le concept d’imposture est contraire à tout amour de la sagesse. Le venin du mensonge et de la tromperie ne saurait crocheter les tendres chairs de son cœur.
L’imposture est le déni de la pensée. Elle est pour le philosophe ce qui ne peut se concevoir et ce qui doit se taire au risque de jeter le doute sur la splendeur de ses constructions. Mais de quelle imposture s’agit-il ici ? Faut-il envisager la philosophie comme une imposture ? Ou bien doit-on imaginer une relation cachée, étrange et inhérente entre le dire, la parole et la mystification ? Paraphrasant l’incipit cinématographique du Mépris de Jean-Luc Godard, on pourrait dire que la prétention philosophique réside dans une ambition surhumaine de substituer au réel un monde qui s’accorde aux concepts.
Parco dei Mostri - Jardins de Bomarzo (1580)
photo de Herbert List (1952)
L’imposture est l’enfant naturel des efforts démiurgiques de la philosophie. Est-il besoin de rappeler les origines narratives, mythologiques et fictionnelles des concepts ? Depuis la Grèce la plus antique, la plus animiste, la plus archaïque, les concepts anthropomorphes règnent sur la Terre, dans l’éther au royaume des idées et aux confins de l’univers. Dans la nuit originelle, ils sont déjà là. On se retient de prononcer leurs noms. Un désastre est si vite arrivé, l’outre tombe si proche, les eaux du Styx si calmes et pour quelques oboles Caron vous y conduirait presque en gondole.
Parco dei Mostri - Jardins de Bomarzo (1580)
On retient son souffle. Leurs noms résonnent encore et toujours. Ils s’appellent Chaos le vide abyssal, béance des origines, Éros et Chronos. Monogame, Chronos, le Temps, a pour épouse l’inaltérable Ananké, personnification de la nécessité, de la destinée et de la fatalité. Tous deux enfanteront les implacables, immortelles lugubres et funestes Moires.
Parco dei Mostri - Jardins de Bomarzo (1580)Terrifiants, les concepts comme d’autres entités divines ou démoniaques jaillissent d’un abîme mythologique. Passés au tamis de l’idéalisme et de la logique, ils en ressortent distillés, purifiés de toute scorie.

Y a-t-il réellement un système physique dans cette vieille et antique opinion ?  c’est ce dont on pourrait douter.”

6)

se

demande Aristote au sujet des premières divinités, Océan et Thétys.Quelle est cette entreprise de désincarnation, de transformation de personnages et de situations en abstractions ? Où sont passés les entités vivantes, charnelles et invisibles désormais transformés en concepts ?
Parco dei Mostri - Jardins de Bomarzo (1580)
L’animisme est dédaigné. Aristote parle de

ces espèces inanimées qui agissent sans savoir ce qu’elles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle.”

6)Les principes premiers – l’eau, l’air, la terre le feu – sont déclarés secondaires. Les éléments ne sont plus les causes premières et sont déclassés dans l’ordre hiérarchique des idées. “De tout cela on pourrait conclure que jusqu’alors on n’avait considéré les choses que sous le point de vue de la matière.” 6)  Le chaos est-il Chaos et le temps Chronos ? La philosophie tente-t-elle de faire passer les concepts pour ce qu’ils ne sont pas ? La philosophie fait-elle semblant ? Faire passer une chose pour ce qu’elle n’est pas, l’imposture serait-elle le seul moyen d’échapper à la tautologie, l’insurmontable ennui de l’identité, la répétition du même par le même ? 

Sur le mur des lamentations métaphysiques, doit-on inlassablement décliner l’état civil de la vérité et répéter que le bon est juste, le vrai est vérité, la beauté belle et l’amour amour ? “ Dites : «

le monde est Dieu

»

, ou

«

le monde est monde

»

, cela revient au même” 

3), écrit Schopenhauer, renvoyant dos à dos métaphore et tautologie. L’imposture serait-t-elle à la philosophie ce que la métaphore est à la poésie ?

fin de l'épisode 1/3prochain épisode la semaine prochaine
1) Stéphane Mallarmé - Igitur ou la Folie d’Elbehnon, 1925
2) Arthur Schopenhauer - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Mille et une nuits, 2003
3) Arthur Schopenhauer - Insultes - Éditions du Rocher, 1988
4) Franco Volpi - Schopenhauer et la dialectique in - L’art d’avoir toujours raison - Éditions Circé, 1990
5) Hegel - Encyclopédie des sciences philosophiques in - Insultes - Éditions du Rocher, 1988
6) Aristote - La Métaphysique - Livre I