Dès les premières images, on est frappé par le formalisme imprégnant le film. Jim Jarmush nous surprend par la composition de ces plans, très géométriques, usant des lignes de fuite et des constructions savantes que nous donnent à voir les paysages modernes. Cette esthétique, parfois à la limite de l'excès de classicisme, fait référence au parcours du réalisateur, celui d'un homme maîtrisant le langage cinématographique, un fin connaisseur de l'histoire du cinéma dans laquelle il puise sans relâche, armé d'une érudition assumée.
Souvent associé à une certaine idée de l'avant-garde, Jim Jarmush semble peu à peu maîtriser son style, au point de l'épurer tout en le poussant au raffinement, comme un peintre japonais ou un maître zen, modèle qu'il adopte souvent pour ces personnages (dans le présent film ou dans Ghost dog). Cette quête du style est une façon de coller à l'époque et habille également ses personnages. De ce point de vue, The limits of control est comme un voyage en classe affaire : le héros s'habille d'un costume qui opère comme une seconde peau, l'habit faisant le moine-guerrier zen, les femmes sont tendance et très sexuées ; ce sont elles qui assument la part de désir érotique quand l'homme est chargé de donner la mort ...
A mon sens, cet arrière-plan constitue la trame essentielle du film, davantage que l'intrigue de thriller aussi épaisse que du papier à cigarette : un homme est chargé de remplir un contrat et d'abattre un autre homme dans un coin perdu de l'Espagne. Pour remplir sa mission, cet homme rencontre des complices lui proposant de combler les énigmes de sa mission par des indices illisibles ou surréalistes, le plus souvent absurdes, accessoires et décalés. Là encore, c'est davantage la forme scénaristique qui prime sur le fond : Jarmush utilise les clichés du film policier comme un peintre les couleurs de sa palette. Il donne ainsi la possibilité à son personnage d'exister et de vivre une aventure, d'entrer dans une narration et une fiction. Certes, on retrouve là, outre Isaac de Bankolé, un acteur habitué de l'univers du cinéaste, les ingrédients reconnaissable de l'expérience jarmushienne : la quête d'expérience du monde, l'errance, une bonne dose d'humour décalé, une certaine économie de dialogue, une belle bande-son.
Disons-le tout de suite, ce film n'est pas le chef d'œuvre de Jim Jarmush. On pourrait même le classer parmi les films modestes du réalisateur, de ceux qui fonctionnent comme une pause ou plutôt comme des esquisses annonçant de futures audaces. Mais il m'a semblé que le réalisateur a inauguré ici un rapprochement d'avec le cinéma d'Antonioni, non seulement par la composition de certains plans évoquant ceux de "Désert rouge", mais par une méditation offerte sur le cinéma comme art. Pour la première fois, Jarmush fait entrer de la peinture dans son cinéma, filme dans un musée fréquenté par son personnage principal à la manière d'un recueillement sans cesse renouvelé, en situation de lecture de sa propre fiction à travers les modèles proposées par la peinture. Notre relation à l'art nous permet de puiser dans un répertoire infini pour nourrir notre subjectivité et faire du réel une expérience unique. Tels me semble l'ambition de "Limits of control" : clamer haut et fort notre liberté de circuler dans nos vies et jouer sans cesse notre histoire au gré de notre imagination.